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Des nageurs bien turbulents

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Le comportement collectif d'oiseaux, de bactéries ou de foules évoque parfois des phénomènes de turbulence hydrodynamique, mais quel est le lien réel entre les deux ? En analysant les mouvements de particules de camphre autopropulsées à la surface de l’eau, des physiciens et des physiciennes ont pour la première fois établi que se développait une dynamique statistiquement indiscernable de celle d’un nuage de particules entraînées par un écoulement d'eau turbulent.

Communication du CNRS-INP le 11 septembre 2020.

 

Les suspensions bactériennes, les nuées d’oiseaux, les bancs de poissons, etc. possèdent la propriété commune d’être constitués d’entités capables de se propulser individuellement tout en développant une dynamique collective riche et spontanée. Ils font partie d'une vaste classe de systèmes aux comportements collectifs souvent captivants, bien illustrés par les images familières du monde animalier tels que les vols synchronisés de nuées d’oiseaux. La caractérisation, la modélisation et la compréhension de la dynamique de ces systèmes dits "actifs" (car chaque élément peut se mouvoir), constitue un défi complexe au cœur de nombreux efforts de recherche. Dans certaines situations, ces mouvements s’organisent en tourbillons et cisaillements, avec des structures spatiales et temporelles rappelant qualitativement la turbulence des fluides. Cette analogie, purement visuelle, a donné lieu à l’appellation "turbulence active", bien que les processus physiques en jeu soient fondamentalement différents. L’existence de liens formels forts entre systèmes actifs et turbulence reste une question ouverte et un champ de recherche florissant. Les scientifiques ont su concevoir ces dernières années des systèmes actifs abiotiques modèles, présentant des comportements collectifs saisissants rappelant ceux des systèmes vivants, y compris la turbulence active. Toutefois, aucun système actif n’avait encore été découvert possédant des propriétés quantitativement analogues à la turbulence des fluides. Des chercheurs et chercheuses de l’Institut lumière matière (ILM, CNRS/Univ. Lyon 1), du Laboratoire de physique (CNRS/ENS de Lyon/Univ. Lyon 1), et du Laboratoire de mécanique des fluides et d’acoustique (LMFA, CNRS/Univ. Lyon 1/INSA Lyon/Centrale Lyon) ont découvert qu’un système actif artificiel connu depuis l’antiquité, constitué de multiples particules de camphre millimétriques autopropulsées à la surface d’eau au repos, présente des mouvements aléatoires et corrélés, dont la signature statistique est quantitativement indiscernable de celle que développeraient des particules portées par un écoulement turbulent. Ces résultats sont publiés dans la revue Physical Review X.

(gauche) Nageurs de camphre se déplaçant de façon autonome à la surface de l’eau. Les flèches indiquent les vitesses, dont les corrélations spatiales et temporelles se comportent de façon identique à la turbulence. (droite) Superposition des trajectoires aléatoires de 30 nageurs de camphre se déplaçant à la surface de l’eau dans une boîte circulaire de 14 cm de diamètre
(gauche) Nageurs de camphre se déplaçant de façon autonome à la surface de l’eau. Les flèches indiquent les vitesses, dont les corrélations spatiales et temporelles se comportent de façon identique à la turbulence. (droite) Superposition des trajectoires aléatoires de 30 nageurs de camphre se déplaçant à la surface de l’eau dans une boîte circulaire de 14 cm de diamètre

Les chercheurs ont étudié un système de particules "nageuses" ayant la forme de disques (rayon 2.5 mm et hauteur 0.6 mm), constituées de gel d'agar chargé en camphre et déposées sur une surface d'eau. Ces nageurs, autopropulsés sous l'effet de tensions de surface liées à la dissolution du camphre dans l’eau, atteignent des vitesses modérées, typiquement de l’ordre de 1cm/s. Ceci permet d’enregistrer leur mouvement avec une grande précision à l’aide d’une caméra standard (contrairement à l’étude de la turbulence hydrodynamique qui requiert généralement l’utilisation de caméras ultra-rapides) et leurs trajectoires sont reconstituées individuellement. Lorsque la densité des nageurs est faible, il n'y a pas d'interaction entre eux et le mouvement est balistique alors qu'à plus forte densité (ici plus de 20 particules, voir figure), une dynamique collective est observée. C'est la statistique de ce second régime qui a été étudiée dans ce travail et qui a été trouvée analogue à celle d'un écoulement fluide turbulent, bien que les vitesses soient beaucoup plus faibles. Cette analogie est très certainement liée à l’existence d’une cascade d’énergie à travers les échelles spatiales caractéristiques du système. Celle-ci est bien connue pour la turbulence hydrodynamique, notamment dans le cadre de la théorie que Kolmogorov développa en 1941. Elle se caractérise par une dynamique aléatoire intrinsèquement multi-échelle, les petits tourbillons étant également transportés par les plus grands qui les contiennent. De façon similaire, dans le système étudié ici, chaque nageur développe une dynamique à petite échelle induite par sa propulsion individuelle, mais affectée par des interactions à longue portée induites par le sillage chimique (camphre dissout) laissé par les autres particules.

Ces travaux soulignent l’importance des effets de flux d’énergie, couplant dans ces systèmes les mouvements relatifs des particules à toutes les échelles, depuis le contact entre particules à petite échelle, jusqu’à leur comportement global à grande échelle. Ils ouvrent de nouvelles perspectives de modélisation des systèmes actifs, et pourraient également permettre des avancées sur la compréhension de la cascade d’énergie en turbulence, un problème classique de la mécanique des fluides qui recèle encore bien des mystères.

Source : Kolmogorovian active turbulence of a sparse assembly of interacting Marangoni surfers. M. Bourgoin, R. Kervil, C. Cottin-Bizonne, F. Raynal, R. Volk et C. Ybert, Physical Review X, 22 juin 2020.

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