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Agenda de l'ENS de Lyon

Essays on the Behavioral Economics of Motivated Memory.

Date
mar 10 déc 2019
Horaires

11h

Intervenant(s)

Mme Charlotte SAUCET du laboratoire GATE-CNRS, sous la direction de Mme Marie-Claire VILLEVAL.

Organisateur(s)
Langue(s) des interventions
Description générale

Une des caractéristiques fondamentales de l’être humain est de construire des croyances, de préférence positives, sur lui-même et sur le monde qui l’entoure. Les individus chérissent des croyances qui leurs sont favorables ou désirables, et déploient énergie et efforts pour les protéger. Plusieurs exemples très variés –tels que la sur-confiance en soi et en ses capacités, la surestimation de ses chances de gain lors de jeux de hasard ou, à l’inverse, la sous-estimation des chances qu’un événement grave n’arrive, mais également le scepticisme vis à vis du changement climatique, ou l’existence de religions–, illustrent l’existence de croyances chéries car désirables, mais pas nécessairement fondées sur des preuves tangibles. À la lumière de ces exemples, de nombreuses études montrent qu’en effet les croyances ne sont souvent pas formées et révisées de façon neutre et objective, c’est à dire d’après un processus rationnel (bayésien) de traitement de l’information, mais en partie pour répondre à d'importants besoins psychologiques ou émotionnels. Les individus  collectent et interprètent les informations de telles sortes à ce qu’elles confirment ce qu'ils souhaitent croire. Dès lors, les croyances peuvent être considérées non pas comme fixes mais comme motivées (Bénabou, 2015).

Cette conception des croyances comme un « bien dans lequel les gens investissent » (Bénabou et Tirole, 2011) a profondément remis en question la vision de l'homo oeconomicus (Mill, 1874), censé former et ajuster ses croyances d’après un traitement rationnel de l’information. En réalité, tout comme Schelling (1987) décrit « l'esprit comme un organe consommateur », les individus semblent tirer de l’utilité non seulement de la consommation de biens ou d'expériences comme c’est le cas en économie standard, mais aussi de la consommation de croyances. Face à ce constat, les économistes comportementaux ont introduit le concept d' « utilité fondée sur les croyances » (beliefs-based utility) dans lequel les individus peuvent tirer une utilité positive directe de leurs croyances, même si ces dernières sont inexactes et nuisent à une prise de décision optimale.

Pour répondre à cette demande de croyances motivées, les individus doivent développer des stratégies leur permettant de se défendre face à des preuves ou des informations indésirables. Comment ? Les économistes se sont penchés sur cette question depuis des années, et deux types de stratégies ont principalement été identifiés. Ex ante, les faits montrent que les individus préfèrent parfois le « bonheur de l'ignorance » au « pouvoir de la connaissance »  (Oster et al., 2013 ; Grossman et Van der Weele, 2017).  Les individus évitent ou acquièrent l'information de façon sélective, même lorsque l’information est gratuite et permet d’améliorer la prise de décision (Golman et al., 2017). À titre d’exemples, Karlson et al. (2009) ont montré que des investisseurs actualisent très fréquemment la valeur de leur portefeuille d’actions lorsque le marché est à la hausse, mais cessent de la regarder lorsque le marché est à la baisse. Dans le domaine médical, Oster et al. (2013) ont montré qu’une part significative des individus étudiés, susceptibles de contracter la maladie d’Huntington, refusent des tests de dépistages gratuits pour ne pas avoir à être confronté à une éventuelle mauvaise nouvelle. Ex post, la précision n'est pas non plus toujours l'objectif principal qui sous-tend la formation des croyances. Plusieurs études ont montré que les individus mettent à jour leurs croyances de façon non bayésienne (Rabin, 1999), pondèrent l'information de manière asymétrique, voire entrent dans le déni lorsque l’information s’avère insoutenable (Eil et Rao, 2011, Mobius et al, 2011, Sharot et Garrett, 2016).

Bien que l’évitement, la mise à jour biaisée ou le déni d’information aient été des mécanismes largement étudiés par les économistes expérimentaux, une stratégie finale dont disposent les individus a longtemps été négligée. Même lorsque l'information a été reçue et mise à jour, les individus peuvent, en dernier recours, l'oublier. Les individus peuvent avoir tendance à oublier les informations indésirables et, inversement, fournir d’importants efforts lorsqu’il s’agit de se souvenir d'informations désirables. En fait, le souvenir que nous avons des événements passés est, sinon le premier, l'une des principales sources d'information. La prise en compte de la mémoire dans le processus de prise de décision semble donc d'une importance cruciale. Elle met en lumière un candidat nouveau et sérieux permettant d’explorer la dynamique des croyances motivées. 

Cette thèse cherche à déterminer si les individus manipulent leur mémoire pour soutenir leur désir de croyances motivées. Elle teste expérimentalement l'existence et la force de la mémoire motivée dans des contextes économiquement pertinents tels que les interactions sociales, les décisions malhonnêtes ou immorales, et la performance individuelle. Elle fournit un nouvel ensemble de preuves montrant que, même lorsque l'information a été reçue et mise à jour, une dernière stratégie à la disposition des individus consiste effectivement à oublier l’information qui menace leurs croyances. Cette thèse se compose de trois chapitres décrits dans les paragraphes suivants. 


Chapitre 1 : Mémoire motivée dans des jeux du dictateur 

Le premier chapitre (« Motivated Memory in Dictator Games ») examine si les individus manipulent leur mémoire pour paraître plus pro-sociaux que ce qu’ils ne sont vraiment. La méthodologie est basée sur une expérience de laboratoire dans laquelle les individus se voient confier aléatoirement le rôle de dictateur ou de receveur. Les dictateurs doivent décider à plusieurs reprises du partage d’un montant entre eux-mêmes et un receveur passif qui ne peut pas influencer la décision du dictateur. Après avoir participé à une autre tâche ayant pour but de distraire leur attention, les dictateurs reçoivent une incitation monétaire pour se souvenir du montant alloué au receveur dans chacune de leurs décisions passées. Ce design permet d’étudier i) si les individus se rappellent davantage leurs décisions égoïstes ou altruistes, ii) si leur mémoire est biaisée dans une direction particulière et iii) si la magnitude des erreurs de mémoire dépend du type d’erreur. Nous varions également la responsabilité du dictateur dans un traitement où les décisions de partage sont prises aléatoirement par le programme informatique. Les principaux résultats montrent que les individus ont une mémoire sélective : ils se souviennent davantage de leurs décisions altruistes que de leurs décisions égoïstes, mais seulement lorsqu’ils sont responsables du montant alloué aux receveurs. En revanche, la direction et la magnitude de l’erreur de mémoire ne sont pas affectées par la nature des choix.

Chapitre 2 : Mémoire motivée de décisions malhonnêtes

Les individus façonnent-ils leur mémoire comme un récit, c'est-à-dire comme une excuse qui leur permet d'adopter un comportement immoral tout en conservant une image positive d'eux-mêmes ? Si oui, est-ce dû à des motifs purement hédoniques ou à des raisons stratégiques ? Pour répondre à ces questions, nous avons réalisé une expérience en ligne via MTurk sur plus de 1300 américains qui ont participé à deux sessions à trois semaines d’intervalle. Lors de la première session, les individus doivent choisir à vingt reprises s’ils souhaitent reporter honnêtement la valeur d’un montant préalablement tiré au hasard, ou s’ils souhaitent mentir concernant la valeur de ce montant afin de maximiser leurs gains. Lors de la seconde session, les individus doivent se souvenir des décisions prises lors de la première session et sont rémunérés en fonction de la précision de leurs souvenirs. Nous testons si les individus sont plus susceptibles de faire des erreurs de mémoire quand ils ont menti lors de la première session, et si ce phénomène est plus prononcé quand nous ajoutons un motif instrumental (une invitation à réduire volontairement leur gains s’ils ont souvent triché en session 1). Les résultats montrent que des considérations hédoniques seules (penser à soi-même comme étant une personne honnête) ne sont pas suffisantes pour déclencher une manipulation de la mémoire. En revanche, lorsque la manipulation de la mémoire a une valeur instrumentale, c'est-à-dire lorsque l'oubli d'un comportement malhonnête sert de justification pour garder de l'argent non mérité et pour adopter comportement moralement irresponsable, les individus font alors preuve de mémoire motivée.

Chapitre 3 : La mémoire est-elle axée sur l’humeur ou sur l’image de soi ?

Cette étude explore les raisons pour lesquelles les individus se souviennent en général moins bien des feedbacks négatifs que des feedbacks positifs concernant leur intelligence. Deux mécanismes peuvent expliquer ce phénomène. D'une part, les individus se souviennent mieux des feedbacks positifs afin de maintenir une bonne image d’eux-mêmes (self-enhancement effect). D'autre part, ils retiennent mieux les informations qui sont congruentes avec leur état affectif. Quand les individus ne sont pas dans un état affectif négatif, ils se souviennent donc mieux des feedbacks positifs (mood-congruence effect). Bien que ces deux effets entraînent des résultats similaires dans de nombreuses situations, ils font référence à des processus cognitifs bien distincts. Afin de distinguer clairement le rôle de chacun de ces mécanismes, nous avons conçu une expérience de laboratoire permettant de tester si l'induction contrôlée de l'humeur (notamment négative) désactive cette asymétrie dans la mémorisation des feedbacks relatifs à l’intelligence. Les individus participent à deux sessions expérimentales à quatre semaines d’intervalle. Lors de la première session, ils passent un test de QI puis reçoivent trois feedbacks, positifs ou négatifs, concernant leur performance relative au test de QI. Lors de la seconde session, les individus sont rémunérés pour se rappeler de la nature des trois feedbacks reçus lors de la première session. Trois traitements différents manipulent l’état affectif des participants via la projection de vidéos à valence émotionnelle positive, neutre, ou négative. Les résultats préliminaires montrent que l’induction d’une humeur négative diminue le biais de mémoire pour les feedbacks positifs traditionnellement observé en économie comportementale. 

Gratuit

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