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Actualité de l'ENS de Lyon

A la mémoire de Michel COQUERY

Michel Coquery
Actualité
 

Ancien directeur de l'ENS de Fontenay/St Cloud

Né le 10 juin 1931, Michel Coquery entre à l'Ecole normale supérieure de Saint-Cloud en 1953. Ses camarades de promotion se nomment Jean-Claude Carrière, Jean Boissière, Pierre Carrière, Armand Frémont, Michel Vovelle ou encore le physicien Francis Dubus. Alors que l'Ecole n'a pas encore pour mission de former des enseignants-chercheurs, il fait partie des pionniers qui s'engagent dans cette voie qui ne leur est pas réservée et se fraye un chemin dans la discipline dont il a décidé de faire son métier : la géographie. Il appartient à la « génération 1930 », celle à qui l'on doit les premiers renouvellements importants de la discipline dans les années 1970.

Il commence par faire ses premières gammes à la faveur de son Diplôme d'Etudes Supérieures (l'actuel mémoire de Master 1) en 1955. Dirigé par Pierre Birot, alors professeur de géographie physique à la Sorbonne, il étudie sa région natale. Son mémoire intitulé Surface infra-pliocène dans le Biterrois est représentatif de la géographie monographique de l'époque, volontiers tournée vers l'étude des phénomènes physiques. Sa formation se poursuit en 1958 par son succès à l'agrégation de géographie. Il effectue ensuite son service militaire en Algérie où il est soldat de deuxième classe. Il est basé à Oran (ville à laquelle il consacre en 1962 un article dans le Bulletin de l'Association de Géographes Français qui porte sur l'extension récente des quartiers musulmans) et c'est là où son épouse l'historienne Catherine Coquery-Vidrovitch le rejoint en 1960 et découvre avec lui l'Afrique et ses villes.

Une fois la guerre d'Algérie finie, Michel Coquery se lance dans la réalisation de son grand œuvre, sa thèse de doctorat d'Etat - Mutations et structures du commerce de détail en France. Etude géographique - qu'il soutient en 1976. Son projet consiste à appliquer à la France les avancées de la géographie américaine qui a fait du commerce un de ses objets privilégiés. Pierre George, le professeur charismatique de géographie humaine de l'Institut de Géographie qui a précocement renouvelé la discipline en s'intéressant à la géographie économique, l'encourage dans cette voie innovante par rapport à la géographie que l'on continue alors d'enseigner. En effet, s'il entend enrichir la géographie humaine par l'étude d'un objet largement inédit comme le commerce de détail, Michel Coquery prend d'emblée le parti-pris de se dégager du cadre régional hérité de la géographie vidalienne au profit d'une approche menée à l'échelle nationale : ce choix est nécessaire pour saisir l'ensemble des mutations qui affectent alors le commerce, mais pose des difficultés méthodologiques réelles qui lui imposent de redéfinir les modalités de son travail. L'immersion longue et prolongée sur le terrain n'est plus suffisante : ses observations sont largement complétées par des statistiques qu'il traite et cartographie et qui lui permettent de fonder son propos sur de nombreuses cartes. Bien plus, Michel Coquery ne se contente plus de jouer, selon la formule de Pierre George, le rôle passif de « notaire de l'espace » : il s'engage auprès des institutions et des administrations (notamment le Plan) et participe à l'émergence d'une géographie appliquée dont Michel Philiponneau a posé les premiers jalons.

Sa thèse de géographie apporte des éléments nouveaux de compréhension du territoire français qui connaît durant les Trente Glorieuses des mutations d'ampleur. Il a également l'intuition que son travail constitue aussi un témoignage historique qu'il met en relation avec son parcours scientifique et l'évolution de l'objet qu'il étudie. Cette entrée dans la géographie par le commerce de détail permet donc à Michel Coquery d'explorer la société de son temps et ses contradictions : en étudiant les structures et les mutations, il analyse le territoire qui est alors en profonde transformation et qui est largement aménagé parfois sans ménagement. Surtout, il pointe, à toutes les échelles, les inégalités socio-spatiales que ce champ émergent qu'il contribue à former de la géographie du commerce met au jour. Il entame en effet son travail au début de l'année 1963 alors que la France a réglé son passé colonial : le pouvoir en place est ressorti consolidé de la fin de la Guerre d'Algérie. Dans le même temps, l'économie française évolue : les structures agricoles se modifient en même temps que la construction européenne se développe. Ces changements sont au fondement de la révolution commerciale qui touche la France dans les années 1960 et 1970, sur fond de croissance économique durant les Trente Glorieuses. Mai 68 apparaît alors comme une remise en cause du système marchand : on dénonce la consommation et ses excès et la question du partage des richesses est posée, à l'échelle des sociétés mais aussi à l'échelle de la planète, avec le poids de ce que l'on appelle à l'époque le Tiers-Monde. Enfin, la crise liée aux chocs pétroliers - qui coïncide avec la soutenance de thèse de Michel Coquery - marque une crise structurelle du système libéral.

Une fois soutenue, cette thèse lui permet d'obtenir une chaire à l'Université de Paris 8, héritière du Centre universitaire expérimental de Vincennes fondé à l'automne 1968. Il participe à la création de l'Institut Français d'Urbanisme (aujourd'hui localisé à Champs-sur-Marne) aux côtés de Pierre Merlin : son intérêt pour l'aménagement et l'urbanisme lui permet de continuer à mettre en œuvre la géographie qu'il voulait rendre utile.

C'est en poste à Paris 8 qu'il diversifie ses terrains : il s'intéresse aux grandes villes et aux problèmes qui leur sont spécifiques. D'abord Naples (il publie en 1963 dans les Annales de géographie un article sur les problèmes de cette ville millionnaire), puis les villes du Maghreb et d'Afrique subsaharienne. Avec des collègues français et étrangers (notamment Richard Stern et Rodney White dont il assure l'édition française de leur ouvrage Villes africaines en crise qui paraît en 1993), il alimente les débats sur la crise urbaine africaine et entérine un changement de paradigme : la ville africaine n'est plus perçue comme à l'époque coloniale comme le foyer de la sédition, mais désormais comme le lieu autant que le levier du développement. Les nouvelles fonctions urbaines liées aux indépendances s'accompagnent de mutations morphologiques de grande ampleur : la transition démographique et l'exode rural entraînent une urbanisation accélérée qui révèle les carences des politiques urbaines ainsi que le difficile enracinement dans les villes des populations d'origine rurale. C'est là l'origine des maux dont souffre la ville et qu'il aura à cœur d'étudier, avec les étudiants - devenus pour la plupart de grands africanistes contemporains - qu'il dirige alors, comme Sylvy Jaglin à Ouagadougou ou Philippe Gervais-Lambony à Lomé et Harare.

Tout au long de cette longue carrière, Michel Coquery ne s'est jamais éloigné de l'ENS. C'est ce qui l'amène presque naturellement à assurer de 1990 à 1995 la direction de l'Ecole normale supérieure de Fontenay/St-Cloud, qui réunit les disciplines littéraires. Il y imprime sa marque, notamment en développant une recherche en sciences humaines et sociales d'excellence. Il consolide ainsi la reconnaissance de l'établissement à l'extérieur. Viscéralement attaché au concours de l'agrégation, il en maintient un niveau de préparation extrêmement élevé tout en veillant à faire en sorte que les élèves puissent bénéficier d'une expérience internationale, notamment via des séjours à l'étranger qu'il généralise. Il est aussi l'artisan du développement marqué de toutes les ressources audiovisuelles. Tous les témoignages témoignent de son attachement sans faille à « son » Ecole et de son attention bienveillante à tous les jeunes qui la fréquentaient.

Depuis 2000, Michel Coquery faisait chaque année le voyage à Lyon pour participer aux travaux de l'Assemblée Générale des anciens élèves : il était toujours curieux de suivre les évolutions en matière d'enseignement et de recherche, et faisait profiter tous les présents de sa grande générosité et de ses talents artistiques. Il avait en effet mis à profit sa retraite pour se concentrer sur des peintures et des collages qui étaient pour lui, et depuis longtemps, son violon d'Ingres. Il en avait offert à un grand nombre de collègues et à de nombreux collaborateurs. A Lyon, il allait aussi voir ses filles, Natacha, historienne membre du LARHA et enseignante à Lyon 2, et Marina, spécialiste de physico chimie des eaux, employée au Cemagref.

La géographie perd l'un de ses chercheurs les plus attachants et les plus novateurs. L'Ecole, l'un de ses grands directeurs et l'un de ses défenseurs acharnés.

Yann CALBERAC et Olivier FARON