Les ellipses de Bianchini

Par Paul Gagnaire  M.A.J : 27/11/2003

I Introduction.. 1

II La linea clementina. 2

III Les 17 ellipses de la polaire.. 2

IV Bibliographie.. 4

V Illustrations. 4

I Introduction

Chacun sait que l’étoile polaire ne se trouve pas exactement au pôle Nord, tout de même qu’on ne rencontre pas, présentement, d’étoile polaire au pôle Sud. Notre Polaire qu’autrefois on appelait Cynosure (abusivement, car tel était le nom de sa constellation tout entière), a remplacé dans cette fonction d’autres étoiles qui, au cours du cycle précessionnel d’environ 25800 ans, se sont trouvées plus ou moins proches du pôle Nord : alpha du Dragon (Thuban), en dernier lieu, il y a quelque 4500 ans. Dans la suite des temps, notre étoile polaire sera gamma de Céphée (Alderamin), puis delta du Cygne, puis Véga mais dans 14000 ans seulement. Le cycle se poursuivant sans fin prévisible, notre alpha de la Petite Ourse redeviendra étoile polaire vers l’an 27000, retrouvant la place qu’elle occupait déjà 24 millénaires avant notre ère (Homme de Cro-Magnon), ou encore 50 millénaires avant notre ère (Homme de Néanderthal), ou encore ... ; ainsi, indéfiniment en arrière.

C’est bientôt, vers l’an 2100, que notre Polaire se trouvera le plus près du pôle Nord avec une déclinaison de 89,5427 …°. De part et d’autre de cette année charnière, avec, deux fois,  un intervalle de 400 ans, donc en 1700 et en 2500, la déclinaison de la Polaire était et sera  proche de 87,7…°. (Les deux années ne sont pas exactement identiques, au-delà de la première décimale).

Comme l’étoile n’est pas rigoureusement placée au pôle, elle décrit autour de lui un très petit cercle en 24 heures sidérales, soit 23 heures 56 minutes et 4 secondes, ce qui fait qu’elle n’est jamais, deux jours de suite, au même emplacement à la même heure solaire moyenne. Ainsi, tous les marins du vaste monde, quand ils naviguent dans l’hémisphère Nord, sont rompus à l’art de calculer leur latitude à partir de la hauteur de la Polaire et aussi d’apprécier la variation de leur compas en relevant l’azimut de la Polaire qui varie dans une étroite fourchette de 358° à 2°, environ.

Ces circuits de la Polaire autour de son pôle ont été magistralement représentés par Bianchini sur le pavement de l’église Santa Maria degli Angeli, à Rome, en 1702 et son œuvre ne cesse d’intéresser, voire d’intriguer, les visiteurs oublieux de la Cosmographie apprise dans leur jeunesse.

II La linea clementina

C’était en 1702, et le 6 octobre, le pape, Clément XI, inaugurait, dans cette église, une méridienne au sol qu’avait tracée l’astronome Francesco Bianchini, aidé de Giacomo Maraldi.

L’œuvre était superbe, gravée dans le marbre, avec des lignes, des courbes et des étoiles de bronze incrustées à leur juste place et ornées des signes du zodiaque dus à Carlo Maratta et à Francesco Tedeschi dont Bianchini a écrit qu’il était « … in hoc genere nulli secundus … ». Bien vite, la méridienne fut appelée la ligne clémentine, en hommage au pape qui l’avait voulue. Elle mesurait 43,255 mètres de longueur, depuis la verticale du « foro gnomonico », ou œilleton, jusqu’à la lointaine extrémité du Capricorne. L’œilleton lui-même avait été percé à 20 ,302 mètres de hauteur, dans un mascaron, et portait le nom de « gnomone australe ». Cette particularité unique se référait, selon une évidente symétrie de langage, à la présence d’un autre œilleton appelé «  gnomone boreale ».

III Les 17 ellipses de la polaire

En effet, Bianchini avait percé un second « foro gnomonico » à 24 ,362 mètres de hauteur et dans le mur Nord. Evidemment, le Soleil n’y envoyait jamais ses rayons, mais le but de Bianchini était tout autre et son entreprise n’avait jamais encore été tentéee. Il feignait de croire que l’étoile polaire pouvait, elle, pousser sa lumière à travers ce gnomon boréal et marquer sur le sol de l’église les étapes de son parcours quotidien autour du pôle, parmi des graduations creusées dans le marbre et emplies de lamelles de bronze, tous les 25 ans. Il en résultait, à l’extrémité Cancer de la méridienne,  un réseau de courbes qui, bien que n’étant jamais éclairées, ni par la tache de lumière solaire de l’œilleton austral, ni par l’évanescente lueur de la Polaire, ne cessaient pas de traduire, graphiquement,  « la variation millénaire de la Polaire ». Ces courbes fermées, dont on notera tout de suite qu’elles ne sont pas des cercles, mais des ellipses [1] , sont au nombre de 17. La plus intérieure, représentative de la plus haute déclinaison de la Polaire, ne marque qu’une seule année, 2100. Les autres marquent des couples d’années, symétriques de part et d’autre de 2100, telles que 2125 et 2075 ou encore, 2000 et 1900. La plus extérieure marque 1700 et 2500. Le pas de ces courbes, soit 25 ans, a été choisi à cette valeur parce que, tous les 25 ans, l’Eglise  célèbre des années jubilaires. Ainsi doit se comprendre l’inscription entre les courbes 5 et 6 (en numérotant à partir de l’extérieur) : ‘’STELLAE POLARIS ORBITAE AD ANNOS OCTINGENTOS’’, soit : ‘’orbites de l’étoile polaire pour les huit cents ans à venir’’. Le calcul est évident :800 / 2 / 25 = 16 à quoi on ajoute la courbe de 2100, ce qui aboutit à 17 courbes.

En outre, des étoiles de bronze ont été incrustées dans les ellipses de façon à baliser la variation de l’ascension droite de la Polaire. Cette coordonnée vaut, au 1er janvier des années limites :   en 1700 :   0 h. 35 m. (soit :    8,75 …°)

en 2100 :   5 h. 56 m. (soit :   89,0…°)

en 2500 : 11 h. 23 m. (soit : 170,75 …°)

L’étoile de bronze représentative de la valeur de 1700 est placée sur l’axe Nord-Sud, puis, à mesure qu’on s’éloigne de 1700, de nouvelles valeurs d’ascension droite sont localisées par d’autres étoiles, autrement placées, dans un référentiel de 360°. Ainsi, l’ascension droite des années 1700 et 2500, bien qu’elles se caractérisent par une même déclinaison de la Polaire, est bien loin de présenter la même valeur.

On sait que Bianchini s’était beaucoup appliqué à réussir le tracé des 17 ellipses qui représentait une difficulté importante, à vaincre par les seuls armes de la Géométrie,  et il y avait consacré tous ses soins. De même, il avait installé à l’intérieur du foro gnomonico boreale une croix métallique dont les quatre quartiers évidés devaient permettre de localiser, quasi-infailliblement, la Polaire à droite ou à gauche du méridien, au dessus ou au dessous du pôle. Un peu au dessus de la traverse de la croix était encore taillée une encoche rectangulaire pour parfaire les conditions de visée, car si la Polaire ne pouvait faire filtrer, à travers l’oculus, aucun rayon assez lumineux pour éclairer le dallage, en revanche on pouvait, à travers lui, viser le pôle et la Polaire et noter son passage par le méridien supérieur à minuit précis. Cet appareillage, pourtant, n’était que peu de chose à côté de tous les  organes métalliques, amovibles et interchangeables, conçus pour l’oculus méridional, et dont Bianchini nous a laissé les dessins dans son opuscule ‘’De nummo … ‘’ cité en bibliographie. 

Ainsi, Bianchini pouvait se flatter d’avoir établi une méridienne de grande qualité, fort propre à permettre de savants calculs astronomiques, car de telles installations ne sont pas destinées à procurer, d’abord, l’heure de midi, mais à préciser la connaissance de la latitude de Rome, la valeur de l’obliquité de l’écliptique, les progrès de la déclinaison et de l’ascension droite du Soleil. Ainsi, devenait possible l’observation, dans le ciel et sur le dallage de Santa Maria degli Angeli, des solstices, bien que toujours malaisée, mais surtout des équinoxes dont celui de printemps a, dans la liturgie chrétienne, une place capitale pour vérifier si la date de Pâques, calculée selon les règles de l’épacte grégorienne, ne serait pas contredite par celle qui découlerait d’un équinoxe observé [2]. Cette dernière préoccupation se conjuguait aussi avec la crainte que la Pâques chrétienne ne tombât le même jour que la Pâques juive, d’où le sous-titre de l’ouvrage d’Aldo Alberto Poja cité en bibliographie [3].  

Avant lui, Toscanelli à Florence, Danti  puis Cassini à Bologne, avaient doté leurs villes de fameuses méridiennes, toujours admirées de nos jours. Il en manquait à Rome. Rome, désormais avait la sienne : sa ligne clémentine offerte au Soleil se complétait par cet extraordinaire déambulatoire offert à la Polaire que nul avant Bianchini n’avait imaginé. 

Aujourd’hui la Polaire ne risque plus d’envoyer sa lumière à travers le « gnomone boreale » :  il a été bouché en 1749, par Vanvitelli ; nul ne sait pourquoi. On n’avait pas découvert, brusquement, que le rayon de lumière émané de la Polaire était purement virtuel et ce foro gnomonico ne gênait en rien. Les ellipses de Bianchini continuent de servir d’abaque non éclairé : elles ont toujours été seulement cela. On peut alors se demander pourquoi leur créateur a voulu respecter une fiction qui lui était toute personnelle et selon laquelle il se devait de représenter sur le sol de l’église, les parcours circulaires de la Polaire autour du pôle, par leur projection, c'est-à-dire par des ellipses. Des cercles concentriques eussent aussi bien convenu.

IV Bibliographie

·         BIANCHINI Francesco , De nummo et gnomone clementino, 1703, Cité par POJA  Aldo Alberto, Cf. infra

·         DANJON André, Astronomie générale, Ed. Librairie scientifique Albert Blanchard. 1980 (2ème édition), pp. 92 à 94.

·         FANTONI Girolamo, Orologi solari, Ed. Technimedia, Rome, 1988, p. 242

·         HEILBRON  J.L, The Sun in the Church (Cathedrals as solar observatories), Harvard University Press, Cambridge (Massachusetts), 1999
Tout le chapitre 5: The Pope’s Gnomon, dont : pp. 153, 156, 160 à 161 pour Santa Maria degli Angeli

·         PALTRINIERI Giovanni, Meridiane e Orologi solari d’Italia, L’Artiere edizionitalia, Bologna, 1997, pp.54 à 56

·         PALTRINIERI Giovanni, La meridiana della Basilica di San Petronio in Bologna, Ed. Inchiostri associate editore (Centro editoriale S.Stefano), Bologna, 2001

·         POJA Aldo Alberto, La Meridiana della chiesa di Sa. Maria degli Angeli :Pasqua cristiana e Pasqua ebraïca, Fratelli Palombi Editori, Roma, 1946

·         TRINCHERO Aldo, MOGLIA Lando, PAVANELLO Gian Carlo, L’ombra e il tempo, Edizioni Vanel, Torino, 1988, pp. 121 à 123 et 362, pp. 116 à 124

V Illustrations

Bianchini_1 : la plaque commémorative de l’inauguration

Bianchini_2 : vue des ellipses,côté des couples de dates, de 1700 / 2500 à 2100.

Bianchini_3 : dessin de Bianchini montrant le fonctionnement théorique des œilletons :

celui de droite (austral) pour le Soleil méridien, ici proche du solstice d’été, parcourant la ligne clémentine.

celui de gauche (boréal) pour l’étoile polaire sans cesse présente, dont le parcours circulaire autour du pôle se projette sur le sol sous forme d’ellipses.

Bianchini_4 : vue des ellipses, du côté de l’inscription ‘’Stellae polaris … ‘’

Bianchini_5 : dessin de Bianchini, extrait de son ‘’De nummo … ‘’, montrant la croix      ………………installée dans le foro boreale

Clément XI : médaille du pape, extraite du ‘’De nummo …’’

Ellipses_1    : tracé des 17 ellipses à l’ordinateur (logiciel SOLARIUM de Pierre Dallet).

Ellipses_2    : le principe de la projection depuis l’oculus.



[1] Rappel : lorsqu’un cône est tranché par un plan, la trace de cette section est l’une des coniques. Dans le cas d’un cadran solaire on convient d’appeler :

D la déclinaison de l’astre

A l’inclinaison du plan du cadran sur l’équateur

Alors on obtient les cas de figure suivants :

Si D < A ……………………. Hyperbole

Si D = A ……………………. Parabole (unique)

Si D > A ……………………. Ellipse

Si A = 0 …………………….. Cercle

A Rome, l’inclinaison est 90° – lat = 48°. On a donc des ellipses.

[2] Entre 1900 et 2100 on relève 18 années où la date de la Pleine Lune de mars, calculée selon l’épacte, ne concorde pas avec sa date astronomique. Il s’ensuit que la date de Pâques peut se trouver décalée d’une, deux,  trois ou quatre semaines : il suffit d’une minime discordance sur une Pleine Lune qui tomberait vers le 21 mars, pour que Pâques se trouve décalée de 30 jours, trop tôt ou trop tard.

[3] Sur cette question voir : Denis Savoie, ‘’Calcul de la Pâque israëlite’’ in Observations et travaux N° 22 / 23 de 1990, pp.32 à 38. Cette coïncidence était advenue déjà 26 fois, de 343 à 783 . En calendrier grégorien une autre coïncidence s’était déjà produite en 1609 ; d’autres devraient survenir en 1805, et encore 6 fois aux XIXème et XXème siècles.