Les chemins du Roi
par Paul Gagnaire
Zénon! cruel Zénon! Zénon d'Elée!
M'as-tu percé de cette flèche ailée
Qui vibre, vole et qui ne vole pas!
Le son m'enfante et la flèche me tue!
Ah! le soleil... Quelle ombre de tortue
Pour l'âme, Achille immobile à grands pas! Le Cimetière marin de Paul Valéry
Place Bellecour, Louis XIV a été statufié par Lemot, monté sur un cheval qui trotte, antérieur gauche et postérieur droit posés au sol, les deux autres jambes levées. Comme le roi est un écuyer accompli, on doit penser qu'il va aller tout droit, ce qui reste l'une des pierres de touche du cheval bien mis et du cavalier confirmé.
Mais que signifie "aller tout droit" sur une sphère ? La destination du souverain demeure inconnue et nous devons explorer deux hypothèses:
1. la route orthodromique
2. la route loxodromique
Pour l'une et l'autre nous ne disposons que d'une seule information mais elle sera suffisante: la direction azimutale dans laquelle s'engage le cavalier fait avec le Nord géographique un angle vers l'est de 22°30', soit 67°30' avec l'équateur. Un marin dirait que c'est son cap-départ et ce cap s'aligne très exactement sur le rhumb Nord-Nord-Est qui porte le N°6 dans les traités de navigation ou de cartographie.
Si le roi choisit la route orthodromique il va parcourir un grand cercle de la sphère terrestre et revenir à son point de départ après avoir parcouru 40000 kilomètres; pardon pour l'anachronisme, il faut dire, mais en comptant comme les marins, 7200 lieues, chaque lieue valant 3 minutes d'arc de grand cercle. Comme 1 de ces minutes vaut, par définition, 1 mille nautique (1851,8519 mètres), le parcours du roi mesure 7200 lieues.
La route orthodromique est le plus court chemin pour relier deux points à la surface d'une sphère, la Terre, mais, pour la suivre avec rigueur, il faut sans cesse changer de cap, donc calculer sa position fréquemment et en déduire le nouveau cap.
En revanche, suivre la route loxodromique ne présente aucune difficulté d'entendement: il suffit de couper tous les méridiens sous, toujours, le même angle.
Pour de courtes distances, orthodromie et loxodromie se valent, à très peu près. Sur de plus longs parcours l'orthodromie se révèle plus courte; toutes les géographies, même celles des petites classes, nous montrent la traversée de San Francisco à Yokohama qui mesure 4536 milles par la route orthodromique et 4820 par la route loxodromique, puis le trajet de Yokohama à Valparaiso qui s'étend sur 9210 milles par l'orthodromie et sur 9330 par la loxodromie.
Si le roi se propose de parcourir une loxodromie il va monter régulièrement en latitude, de 4°37' aux 100 lieues, tout en tournant de plus en plus vite en longitude. Il se retrouvera ainsi dans un piège dont ses géographes s'étaient déjà aperçus: il va tourner indéfiniment autour du pôle Nord, sans jamais l'atteindre, mais la longueur de son trajet ne sera pourtant pas infinie.
Donc les deux routes qui s'ouvrent à lui l'éloigneront à tout jamais de Versailles: ou bien il restera près du pôle ou bien il reviendra sans trêve à Lyon.
La route orthodromique le fera passer approximativement par les villes ou lieux suivants:
à Lyon
à Hanovre
entre Stockholm et Göteborg
à Mourmansk
en Nouvelle Zemble, près du détroit de Matochkine
à l'est des monts de Pontorana
entre Okhotsk et Iakoutsk
à l'île Bikini
près de l'île Chatam, antipode de Lyon
au pied du mont Sidley
quelque part sur la Terre de Graham
à peu d'encablures de l'île de l'Ascension
à Monrovia
à Bamako
dans les sables de l'erg Chech
à proximité d'Oran
à Barcelone
à Lyon
La route loxodromique, fractionnée en étapes de 100 lieues, le fera passer par Villars les Dombes, véritable point de départ situé à 1000 lieues de l'équateur, puis par:
Distance (lieues) |
Localité |
Latitude |
Longitude |
1100 |
Klafeld |
50°49' |
-7°55' |
1200 |
Odense |
55°26' |
-11°06' |
1300 |
Mora |
60°03' |
-14°42' |
1400 |
Norsjö |
64°40' |
-18°50' |
1500 |
Elvebakken |
69°17' |
-23°44' |
1600 |
au large du Cap Nord |
73°55' |
-29°50' |
1700 |
au S.W. de l'île Alexandra |
78°32' |
-37°57' |
1800 |
sur la Terre François-Joseph |
83°09' |
-50°14' |
1900 |
point Byrd |
87°46' |
-76°52' |
La route orthodromique, entre deux points du globe connus par leurs latitudes et leurs longitudes, s'obtient ainsi, en appelant:
LO1 la longitude de départ
LA1 la latitude de départ
LO2 la longitude d'arrivée
LA2 la latitude d'arrivée
DIF la différence: LO2 - LO1
Alors l'azimut orthodromique ou cap-départ est donné par:
cotg(Az) = (sin(LA1) * cos(DIF) - (cos(LA1) * tan(LA2)) / sin(DIF)
+ - 180° selon conventions
et la distance sphérique s'obtient, en degrés, par:
cos(e) = sin(LA1) * sin(LA2) + cos(LA1) * cos(LA2) * cos(DIF)
le résultat multiplié par 60 devient des milles nautiques multiplié encore par 1,85185, il passe en kilomètres.
Les 32 directions du compas s'appelaient autrefois des rhumbs et elles fractionnaient la rose des vents tous les 11°15'. Naviguer c'était suivre un rhumb ou une loxodromie. Les géographes avaient calculé, pour les pilotes, les parcours en longitude et en latitude des sept loxodromies d'un quart de la sphère terrestre, les trois autres quarts se déduisant du premier sans difficulté. Il n'existait que sept loxodromies et non pas huit car suivre l'équateur ou le méridien faisait parcourir une orthodromie et non une loxodromie.
Le rhumb N°1 partant de l'équateur s'élevait en latitude coupant tous les méridiens sous un angle invariable de 11°15'. Le rhumb N°2 faisait de même mais sous un angle de 22°30'. Ces loxodromies, parcourues de bout en bout, auraient fait spiraler le voyageur de son point de départ jusqu'aux abords d'un pôle où il aurait été captif, en vertu du principe même de la loxodromie.
Le premier essai pour tracer des rhumbs sur une carte remonte à Pedro Nunes en 1537 et ce n'est qu'en 1695 que l'astronome Halley résoudra le problème, après la découverte des logarithmes par Neper (1614) et la découverte par Leibniz (1676) du calcul différentiel.
L'équation de la loxodromie se déduit, comme celle de l'étagement des parallèles en latitude croissante, de la formule:
Lc = intégrale de dLA/cos(LA) avec Lc = latitude croissante et LA = latitude
Lorsqu'on navigue à cap constant, sous l'angle de cap V , on obtient la relation entre la latitude et la longitude par la formule:
dLO / dLA = tan(V)/cos(LA) avec toujours: LO longitude, LA latitude, V angle de cap
La solution de cette équation différentielle est:
LO = tan(V) * ln(tan(45°+(LA/2)))
Et la longueur de l'arc de loxodromie s'obtient par:
S = (R * (LA2-LA1)) / cos(V)
Les cartes en projection cylindrique conforme, dites "de Mercator" sont construites avec les équations de la loxodromie.
On se propose d'aller d'un point de départ défini par ses coordonnées géographiques:
LO1 = longitude de départ
LA1 = latItude de départ
à un point d'arrivée défini par ses coordonnées géographiques:
LO2 = longitude d'arrivée
LA2 = latitude d'arrivée
Le cap-départ = z
Le parcours de l'étape = 1° choisi arbitrairement
C = pôle
A = point de départ (LO1,LA1)
B = point d'étape (LO2,LA2)
arc CA = b = 90- LA1 arc CB = a = 90- LA2
arc AB = c = 1° etc.
angle z = azimut orthodromique
angle DL = différence des longitudes -----------------------------------
sont connus: le côté <b>, le côté <c>, l'angle compris <z>
le côté <a> est connaissable par:
cos(a) = cos(b) * cos(c) + sin(b) * sin(c) * cos(A)
et LA2 = 90- arcos(a)
si LA2 > 90° faire: LA2 = 180- LA2
si LA2 < - 90° faire: LA2 = - 180 + ABS(LA2)
sont maintenant connus les trois côtés du triangle sphérique
l'angle DL est compris entre les côtés <b> et <a>, il est connaissable par:
DL = cos(C) = cos(c) - (cos(b) * cos(a)) / (sin(b) * sin(a)) et LO2 = LO1 + DL
avec convention du changement de signe sur l'antiméridien:
après 180° on à -179°
après -180° on a 179°
Tout est bien dit dans: "La géographie du monde, au Moyen-Age et à la Renaissance" Éditions C.T.H.S. 1989, pp. 133 à 148, Historique de la loxodromie, par R. d'Hollander
Mais il faut aussi lire d'anciens géographes ou mathématiciens, par exemple l'ouvrage de Nicolas Bion, souvent réédité, donc facile à consulter:
"Traité de la construction et des principaux usages des instruments de mathématiques": Paris 1708 (1ère édition) Livre VII. La 3ième édition de 1725 que nous avons consultée présente ce livre VII aux pages 247 à 305