Samedi 16 novembre, à l’appel d’une cinquantaine d’associations et de syndicats, une manifestation nationale dénoncera les violences faites aux enfants et aux adolescents. Ces violences ne sont que la face émergée d’une domination structurelle analysée par Tal Piterbraut-Merx dans La domination oubliée. Politiser les rapports adulte-enfant (éditions Blast). Le chercheur y analyse les logiques juridiques, familiales et scolaires qui maintiennent les mineurs dans le statut d’être politique inachevé.
Les relations adulte-enfant sont de plus en plus fréquemment envisagées comme des rapports de domination. En témoigne l’activité éditoriale de 2024 : l’Observatoire de la violence éducative ordinaire publie Émanciper l’enfance : comprendre la domination adulte pour en finir avec la violence éducative, la sociologue Gabrielle Richard écrit Protéger nos enfants, la bédéiste Cécile Cée signe Ce que Cécile sait : journal de sortie de l’inceste. Ces trois ouvrages sont influencés par le travail de Tal Piterbraut-Merx, qui remet en question la représentation de l’enfance comme naturellement vulnérable et propose, dans une perspective féministe, de repolitiser les rapports adulte-enfant.
Son livre La domination oubliée. Politiser les rapports adulte-enfant est paru à titre posthume à l’automne 2024. Tal Piterbraut-Merx était chercheur en philosophie politique, écrivain et militant. Victime d’inceste, elle s’est suicidée en 2021 à l’âge de 29 ans, alors que son manuscrit de thèse était écrit aux deux tiers. Après sa mort, un collectif d’amis et amies s’est constitué pour le relire et le synthétiser afin de faire connaître sa pensée, et cosigne, après plus de deux ans de travail, cette sortie.
Dénaturaliser l’enfance
La Domination oubliée prend pour objet l’enfance, très rarement prise en compte en philosophie politique – c’est le premier sens du titre. En effet, l’enfance est principalement reléguée à deux sphères, celle de la famille (et donc du privé) et celle de l’éducation. Cette exclusion du domaine politique est d’autant plus rigide qu’elle est considérée comme naturelle, et continue à imprégner nos façons de nous référer aux enfants.
Piterbraut-Merx montre que, tant dans les théories du contrat social (comme celle de Locke que dans les pensées de philosophes libéraux des années 1970 (comme Rawls et Dworkin), l’enfant est érigée en figure naturellement inférieure, au même titre que les femmes. Contrairement à l’homme adulte, l’enfant est jugé inapte à participer à la vie politique et considéré comme un être en devenir qui n’intégrera le domaine du public qu’au terme d’un long processus.
Chez tous ces auteurs, cette conception de l’enfant comme une version inachevée des adultes justifie le pouvoir des adultes sur les enfants : il est légitime de prendre des décisions à sa place sur tous les aspects de sa vie.
Mais comme le souligne Piterbraut-Merx, cette infériorité est construite et paradoxale : la vulnérabilité des enfants est naturalisée alors même que la société dans laquelle elles et ils évoluent les empêche de s’affranchir. Autrement dit, en partant du cas limite du nourrisson, on étend la dépendance à toute une catégorie d’êtres, de 0 à 18 ans, et on la naturalise. Ceci semble justifier l’interdiction aux mineurs d’ouvrir un compte en banque, de louer un logement, de voter, ou que les portes et meubles ne soient pas adaptés à leur taille. Or, c’est justement cette minorisation qui constitue les enfants comme vulnérables ou dépendants, et entretient la domination des adultes sur les enfants.
Le paradoxe de la protection
C’est tout d’abord la famille, en particulier les parents, qui sont en charge de protéger les enfants. Or, d’après une enquête menée par le service national d’accueil téléphonique de l’enfance en danger, en 2020, plus de 90 % des auteurs et autrices de violences présumées sont des membres de la famille proche de l’enfant. C’est dire que la sphère familiale est un foyer majeur de violences sur les enfants, ce qui fait notamment écho à des réflexions initiées en France par Christiane Rochefort.
La vulnérabilité des enfants est aussi produite par leur statut juridique de mineurs. Certes, les enfants ont des droits, comme celui d’être protégé de la violence ou de la maltraitance, mais elles et ils ne peuvent pas les exercer sans l’accord de l’autorité parentale : le statut de minorité instaure donc une dérogation au droit commun. C’est justement ce statut de minorité, censé les protéger, qui permet les violences et, pire, organise la difficulté à s’élever contre elles : l’enfant est non seulement privé de toute autonomie économique et psychique, mais aussi ne peut choisir son lieu de vie, ni quitter le domicile familial sans autorisation, ni même se constituer partie civile dans un procès.
Tal Piterbraut-Merx identifie une troisième institution au fondement des rapports de domination adulte-enfant : l’école. Adoptant une approche matérialiste, l’auteur propose qu’obliger les enfants à consacrer gratuitement leur temps à l’école « correspond à une incorporation forcée et non rémunérée des normes sociales et politiques capitalistes », ce qui, de manière différée, les rendra employables et productifs. Dès lors, de même que les classes sociales découlent de l’appropriation de la force de travail des travailleurs et travailleuses par les patrons, ou que les classes de sexe découlent de l’appropriation du travail domestique et sexuel des femmes par les hommes, Piterbraut-Merx pose que les classes d’âge reposent sur l’appropriation du temps des enfants par les adultes.
L’auteur conclut que « l’agencement des rapports adulte-enfant s’adosse à ces trois institutions (juridique, familiale, scolaire) qui se co-construisent, et dont la compréhension des mécanismes ne saurait se produire de façon isolée les unes des autres.
Abolir la famille, conjurer l’oubli
Fort de ces analyses, l’auteur appelle à une remise en question générale des structures de pouvoir qui régissent l’enfance. Il critique certaines tentatives historiques de « repolitisation tronquée » que sont notamment celles des mouvements pro-pédophiles des années 1970. Il s’intéresse à des pistes pratiques d’abolition ou de reconfiguration de la famille, qui ne sont malheureusement pas développées dans le manuscrit inachevé laissé à sa mort.
Une caractéristique majeure qui permet à ce rapport de domination de se reproduire, et qui fait sa spécificité, est le fait que « Tous·tes les enfants deviennent adultes, et tous·tes les adultes sont d’ancien·ne·s enfants ». Elles et ils passent donc, au cours du temps, du statut de dominé au statut de dominant. Cette « instabilité temporelle » rend difficile l’accession à une conscience de classe, et risque donc d’empêcher la résistance collective à la domination. En effet, l’oubli semble faire partie intégrante du passage à l’âge adulte, c’est-à-dire au statut de dominant – c’est le deuxième sens du titre « la domination oubliée ».
Les comportements de minimisation et de justification des violences vécues, ainsi que les idéalisations de l’enfance comme un âge regretté d’insouciance, participent à l’oubli, par les adultes, de leurs expériences d’enfant. L’amnésie traumatique, qui touche particulièrement les victimes de violences, notamment sexuelles, éloigne encore les possibilités de remémoration – alors que la résurgence des souvenirs traumatiques à l’âge adulte, en particulier dans les cas d’inceste, « opère un rapprochement inédit entre l’expérience de l’enfance et l’adulte devenu ».
Piterbraut-Merx propose alors une piste politique particulièrement pertinente et féconde : conjurer l’oubli, par les adultes, de leur condition passée d’enfant. Ce levier de résistance à la domination relève d’« une fidélité politique à certains souvenirs d’enfance ». En effet, la mise en place d’ateliers collectifs de remémoration « ouvre la possibilité […] d’une ressaisie par le sujet dominant des cadres d’expérience du sujet dominé ». Une « réminiscence collective et sélective des mécanismes sur lesquels repose l’idéalisation de l’enfance » permettrait de « repérer les traits communs, les motifs récurrents qui fondent le rapport des adultes aux enfants » et de « faire apparaître un tableau général et politique de l’enfance ». C’est d’ailleurs à ces ateliers (qui se poursuivent aujourd’hui) pratiqués par d’autres, que l’auteur s’est employé avec plusieurs autres personnes survivantes d’inceste à la fin de sa vie.
Les auteurs :
- Léo Manach, Docteur en anthropologie, Université Paris Cité ;
- Anaïs Bonanno, Sociologue, Université Lumière Lyon 2 ;
- Félicien Faury, Postdoctorant, CESDIP, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ) – Université Paris-Saclay ;
- Léa Védie-Bretêcher, Docteure en philosophie, ENS de Lyon; Marion Kim-Chi POLLAERT, Chercheur post-doctoral en philosophie, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
- et Sam Selma Ducourant, Postdoctoral fellow, Université Paris Dauphine – PSL.
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Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.