
Spécialiste de la sociologie numérique, notamment des codes et pratiques du live streaming, Nathan Ferret, chercheur au sein du Centre Max Weber, à l’ENS de Lyon, nous fait part de son analyse de l’affaire Jean Pormanove, après que le dernier souffle de ce streamer français a été diffusé en direct sur la plateforme Kick.
Dans la nuit du 17 au 18 août 2025, Raphaël Graven, alias Jean Pormanove, streamer de 46 ans, mourrait en direct, dans son sommeil, sur la plateforme de streaming australienne Kick. La chaîne « Le Lokal », suivie par plus de 190 000 personnes, y diffusait depuis des mois des vidéos le montrant en train de subir des scènes d’humiliations et de violences orchestrées par d’autres streamers, qui récoltaient par ailleurs des dons de la part des spectateurs. Alors que cette actualité met en lumière un aspect sombre des diffusions en live sur les réseaux sociaux, nous avons échangé avec Nathan Ferret, maître de conférences en sociologie à l’ENS de Lyon. Chercheur au sein du Centre Max Weber, il étudie la sociologie numérique et notamment les codes et les pratiques du live streaming. Il nous propose un éclairage sur cette affaire qu’il juge marquante, tout en soulignant qu’elle ne doit pas occulter la complexité sociale et la grande diversité de l’univers du live streaming.
Quel est le thème de vos travaux de recherche ?
Je suis sociologue spécialiste de la sociologie numérique au sein du Centre Max Weber. J’ai réalisé ma thèse sur le thème du live streaming et ses communautés, en étudiant plus particulièrement la plateforme de streaming Twitch et la manière dont le lien social se construit sur ce type de plateformes. Du coup, l'affaire Jean Pormanove est étroitement liée à mes recherches et a forcément un impact, même si elle se situe quand même en marge de mon travail et que je ne suis pas spécialiste de la violence.
Pouvez-vous nous rappeler ce qu’est le live streaming ?
Le live streaming, c'est une technologie de diffusion audiovisuelle par laquelle des streamers ou streameuses se filment eux-mêmes en direct, en train de réaliser diverses activités de loisirs pour leur public, dans un flux audiovisuel interactif qu'on appelle le stream. Cette technologie est en pleine croissance depuis une décennie environ. Elle a notamment profité du Covid pour atteindre des chiffres records, et c'est une pratique qui, dans le marché, est dominée par la plateforme Twitch, propriété d'Amazon. Dans cet espace, Kick, plateforme sur laquelle a été diffusée la chaîne « Le Lokal », apparaît comme une concurrente, mais vraiment beaucoup plus confidentielle en France et dans le monde d'une manière générale.
En tant que sociologue, quel regard portez-vous sur l’affaire Jean Pormanove ?
J'essaye d'adopter un regard qui évite une réponse morale et je cherche à comprendre les mécanismes sociaux qui expliquent ce qui s'est passé. Même si, d'un regard purement extérieur, j'ai aussi une partie de moi qui juge cette affaire assez sordide et incompréhensible, au premier abord.
J'essaye de m'appuyer sur mes travaux pour, malgré tout, en faire sens, et montrer qu'au-delà des accusations qu'on peut porter sur les viewers et les streamers – donc des acteurs qui ont participé à ce drame – il y a des mécanismes proprement sociaux, qui font que beaucoup de personnes placées dans les mêmes conditions et avec les mêmes propriétés auraient participé de manière semblable à ce drame.
Selon vous, est-ce que cet événement dit quelque chose sur l'évolution de la société ?
Alors, oui, mais peut-être pas ce que beaucoup de commentateurs en disent. Ce qui est intéressant, c'est qu'il y a une indignation généralisée, je pense notamment sur le spectre politique. Mais les raisons d'indignation et les interprétations qui sont faites de cet événement, bien sûr, sont variées. De ce fait, plutôt que, par exemple, y voir la marque d'un ensauvagement ou d'une montée radicale de la violence chez les jeunes, une violence déchaînée, etc., je pense que cet événement illustre surtout, plus que la violence en tant que telle, les nouveaux modes de sa spectacularisation.
Ainsi, je pense que ce qu'il y a de réellement troublant et intéressant là-dedans, c'est de voir comment un dispositif – le live streaming – et le modèle médiatique et économique qu'il y a derrière, sont mis au service de la violence envers des personnes vulnérables en live.
La fascination pour la violence et le fait de voir souffrir les autres sont-ils en expansion par rapport aux autres époques ? Est-ce qu’un seuil a été franchi ou est-ce juste plus visible qu’avant ?
C'est toujours difficile de sonder les consciences, sachant que personnellement, je n’ai pas fait d'enquêtes sur le sujet. Maintenant, il me semble que la fascination pour la violence – et d'une manière générale la violence au sein des sociétés contemporaines – est historiquement à un niveau très bas. En ce sens, le sociologue historien Norbert Elias a thématisé ce qu'il appelle « la civilisation des mœurs » dans son ouvrage du même nom, en montrant que la différenciation et l’interdépendance croissante des individus débouchaient sur un auto-contrôle et une intériorisation des contraintes sociales, minimisant les expressions de violence interpersonnelle dans la société. Quand on regarde les statistiques officielles, on se rend compte que les actes de violence, de type meurtres, etc., sont tendanciellement et proportionnellement en baisse. Au global, quand on desserre la focale à une échelle historique très large, on voit que non : on se tue beaucoup moins qu'il y a 100 ans.
Ce qui change, par contre, et ce qui explique le décalage entre la réalité des chiffres et le sentiment collectif, c'est effectivement la construction médiatique de cette violence et de sa visibilité. En ce sens, je pense que si un seuil a été franchi avec cette affaire, c'est un seuil d'exposition médiatique et de signification sociale qu'on donne à cette violence médiatisée. Le spectacle de la violence, on l'a en permanence dans les journaux télé, on en discute beaucoup, surtout dans un tournant réactionnaire de la scène médiatique et politique en général. Ce qui change ici, c'est que cette violence est fondue dans les codes des plateformes comme Twitch ou Kick, et qu'elle va venir soutenir l'ascension d'une chaîne auprès d'un public dédié. Ça, c'est vrai que c'est assez nouveau.
En parallèle, il y a beaucoup d'affaires qui sortent, notamment de narcotrafic, où des bandes publient des sévices de membres de la bande adverse sur TikTok pour intimider. Mais dans ce cas, ce sont des entreprises médiatiques ponctuelles et c'est moins fait pour fédérer que pour vraiment communiquer un message. Tandis que dans l’affaire Jean Pormanove, la violence a été banalisée, ritualisée, quotidienne, et a participé à la construction d'une communauté au sens de la sociologie des influenceurs.
Aujourd’hui, doit-on distinguer le souhait de voir de la violence et le souhait de voir de la violence en ligne et en direct ?
En effet, je pense qu'il y a quelque chose d'assez particulier avec la violence en ligne et en direct. Tout dépend de notre objectif avec cette distinction, qui peut être analytique ou pas.
Une chose est sûre, c'est que le fait de voir de la violence et le plaisir qu'on peut en retirer, est, a minima, assez répandu dans la consommation de films d'action et de jeux vidéo qui peuvent être visuellement violents. Mais justement, on en vient à la vieille thématique de la catharsis : le fait de voir un spectacle violent permettrait au spectateur d'expurger ses pulsions violentes et de ne pas les produire. Dans ce cas, ce n’est pas réel et c’est confirmé par des marqueurs de fictionnalité.
Si on se penche maintenant sur l’affaire Jean Pormanove et le cas de la violence en streaming, non seulement la frontière entre fiction et réalité est réduite à son minimum, mais c’est même un mécanisme contraire : on voit de nombreux marqueurs présents pour donner aux spectateurs la sensation d'être là, d'être aux côtés des autres et des streamers dans une temporalité en direct commune. Tout le spectacle est fait justement pour briser cette mise à distance et le rendre interactif. Donc en fait, la violence, dans le cas du streaming, n’est pas simplement quelque chose qu'on voit, c'est quelque chose qu'on enclenche.
Que sait-on du public concerné par ce type de contenus violents en streaming ?
J'ai fait une enquête sur les viewers de Twitch et j'ai comparé systématiquement ceux qui déclaraient ne suivre que Twitch à ceux qui déclaraient suivre à la fois Twitch et Kick. Cela m’a permis de voir les caractéristiques qui pouvaient diverger sur les deux plateformes. J’ai également comparé les streamers et les types de contenus diffusés.
Ce qui ressort, c'est qu'au niveau des viewers, en tout cas, le public de Kick est un peu plus jeune que celui de Twitch. L'âge médian des données étant 25 ans pour Twitch et 22 ans pour Kick. Le public de Kick est globalement plus masculin, moins diplômé, et orienté politiquement plus à droite, voire à l'extrême-droite.
Quand on combine ces propriétés de genre et d'orientation politique, c'est assez cohérent avec la littérature de ce qu'on appelle le « gender political gap », qui est la mise en évidence du fait que dans les sociétés contemporaines, les jeunes hommes sont de plus en plus orientés à droite et à l'extrême-droite politiquement, et les jeunes femmes de plus en plus à gauche. Et on voit bien, dans la différence entre Twitch et Kick, que Twitch est un peu plus féminin, et beaucoup plus à gauche ou à l'extrême-gauche, en termes d'orientation politique. Attention : je parle ici du public des plateformes Twitch et Kick de manière globale, pas particulièrement des personnes qui suivent des contenus violents.
Du coup, par rapport au public de la chaîne de Jean Pormanove, étant donné que c'est quand même la première chaîne de la plateforme Kick, on peut assez raisonnablement estimer que cette photographie du public type de Kick puisse ne pas être très différente de celui du public de cette chaîne, mais il doit tout de même y avoir des spécificités. Cela me permet aussi de dire qu'il ne faudrait pas déclencher un opprobre généralisé sur tous les streamers et que Twitch n'a vraiment rien à voir avec Kick en matière de modération et de types de stream. Et même sur Kick, la chaîne Jean Pormanove était considérée comme extrême et à part.
Aujourd'hui, les auteurs de violences s'affichent publiquement et vont même jusqu'à demander des dons. Les consommateurs approuvent et payent parfois. Pensez-vous qu'un changement s'opère en matière d'éthique ?
N’étant pas historien, il est difficile pour moi de parler de changement, cela supposerait que j'étudie deux périodes pour les comparer. Mais si on élargit la focale historique, je peux dire que le degré de violence de la chaîne de Jean Pormanove n'a rien à voir, en termes de degré de violence, avec ce qui pouvait être pratiqué jusqu'à des époques récentes où la torture publique était répandue. Sur cette chaîne, il n'y avait pas d'effusion de sang et la violence était présentée comme ludique. C'est ce qui faisait son succès et ce qui fait le propre du jeu : on peut en permanence arrêter la partie. C'est une des différences entre des enfants qui jouent à la bagarre et une guerre. Il y a cette idée de liberté d'engagement et de désengagement dans le jeu, même si elle était loin d'être effective – on voit le nombre de fois où Jean Pormanove annonce vouloir quitter la pièce et on l'en empêche.
Malgré tout, il y avait une mise en scène de cette possibilité et il y avait des limites. C'était une violence qui était réglée et faite de telle sorte qu'elle pouvait paraître comme un spectacle divertissant, ce qu'elle était pour ses viewers. Je pense que l'immense majorité des viewers de cette chaîne n'auraient pas regardé, par exemple, un stream de 20 heures montrant un supplicié au Moyen Âge. Je pense que beaucoup d'entre eux auraient tourné de l'œil et auraient arrêté.
Autrefois, quand quelqu’un se faisait torturer, ou qu’on lui lançait des tomates au pilori, il y avait une idée de sanction. Aujourd’hui, présenter quelqu’un comme déviant semble suffire à justifier la violence, un peu comme dans les cours de récréation…
En effet, je peux voir une continuité assez forte dans cette idée de déviance. Vous savez que là, c'est une violence qui ne s'applique pas sur n'importe qui. Elle s'applique sur Coudoux, qui est un homme handicapé sous curatelle, et Jean Pormanove, un ancien militaire vulnérable et à la santé fragile.
C'est donc une violence qui va fonctionner comme une sanction sociale qui s'applique sur des déviants et qui permet au groupe auteur de ces violences de s'affirmer comme n'étant pas déviant. C'est un mécanisme assez classique du bouc émissaire et du souffre-douleur. Quand on regarde le tchat en direct, on voit que le mécanisme s’applique aussi aux viewers, à travers leurs réactions et leurs demandes. Traiter quelqu'un de « golmon » place l'auteur de l'insulte symboliquement au-dessus de lui et, surtout, justifie que lui n'en est pas un. Le bizutage ou le harcèlement scolaire est effectivement ce qui s’en rapproche le plus, avec un type de violence qui réaffirme les hiérarchies et l'ordre dominant au sein d'un groupe.
Pensez-vous que la monétisation des contenus contribue à justifier les actes des bourreaux aux yeux du public et d'eux-mêmes ?
Oui, complètement. Je pense que la question de l'argent est centrale dans cette affaire. En termes de justification, étant donné qu'on vit dans une société capitaliste, l'argent, c'est un moyen de faire agir les gens. On paye pour faire agir des travailleurs, donc, c'est non seulement un pouvoir d'action sur les autres individus, qui est toujours plus étendu, mais aussi un pouvoir de justification symbolique. L'argent est ce qui va justifier de la valeur sociale d'une activité. Il va jusqu'à justifier de la violence en ligne, comme dans le cas de cette chaîne.
D’ailleurs, on l’entend bien dans les paroles des streamers Safine et Naruto, les bourreaux de Jean Pormanove. Ils justifient régulièrement l'existence de la chaîne par le fait qu'elle marche et rapporte de l'argent. Y compris auprès de la mère de Jean Pormanove, à qui ils ont dit : « Plus tard, il sera content parce qu'on lui reverse de l'argent. » Étant donné la forme particulière dans laquelle cet argent est transféré dans le cadre du live, c'est-à-dire sous forme de dons des viewers envers les streamers, l'argent, en fait, va générer des dynamiques d'emballement collectif, avec des alertes de dons incrustées dans le chat. Il y a aussi une mise en spectacle de l'argent qui va doter les viewers d'un pouvoir, disons narratif, avec la possibilité de générer des actions et des réactions chez les gens par manœuvre contre du don. Tout ceci va faire de l'argent un principe de désinhibition en live puisqu'il va y avoir un emballement de la violence concomitant à l'emballement des dons.
Selon vous, quelles pourraient être les pistes pour éviter des dérives telles que l'affaire Jean Pormanove ?
Cette affaire pose la question de la régulation et de la manière dont on peut empêcher qu’un tel spectacle soit proposé sur Internet. Le gros problème, c’est qu’on ne peut pas tout encadrer. On le voit ici avec Kick, qui est une plateforme australienne, ce qui rend déjà les choses compliquées en termes juridiques. De plus, l'ARCOM, autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique, semble avoir trop peu de moyens pour réguler l’ensemble des réseaux sociaux.
Partant de là, à mon avis, une des solutions pourrait être celle de Twitch : une modération fondée sur les utilisateurs eux-mêmes, où les modérateurs sont des viewers, même si, bien sûr, il y aurait beaucoup de choses à dire sur les dérives de ce système-là, avec toute la question du travail gratuit que ces modérateurs effectuent pour les streamers. Mais, actuellement, beaucoup de chaînes montrent que l'autogestion est possible en termes de modération du contenu.
Un autre élément qui me paraît prometteur est l'utilisation de l'IA, qui pourrait, bien utilisée, permettre de gérer la quantité astronomique de données disponibles sur les plateformes. Maintenant, pour ce qui est de la détection, la question va porter sur l’aspect juridique et sur les moyens coercitifs concrets qu'on a à notre disposition. Et c'est ici qu'il va falloir une vraie volonté politique.
Souhaitez-vous ajouter quelque chose ?
Oui. En tant que sociologue spécialiste du numérique, et connaissant la richesse des espaces de live streaming que j’ai étudiés pendant 5 ans, j'éprouve une petite amertume en voyant qu'il a fallu attendre un fait divers comme celui-ci, un peu sordide, pour en parler. Pire, ça me paraît occulter le fonctionnement régulier de ces plateformes qui sont, à mon avis, centrales dans la vie sociale d'énormément de jeunes, et notamment dans leur politisation.
Que ce soit au niveau du grand public, du milieu médiatique, ou scientifique, ce sont des espaces qu'on connaît encore très peu, donc il faut veiller à ne pas homogénéiser les streamers et les viewers en fonction de cet exemple médiatisé. Cela me paraît toujours dangereux de juger et de penser connaître un espace à partir d'un seul cas, là où c'est tout un univers extrêmement complexe et varié. La chaîne « Jeanpormanove » n’est pas du tout représentative du paysage du live streaming et fait partie d’une myriade de constellations aussi diverses que l'est la société.
Entre le jeu vidéo, les pratiques artistiques, les lives de vulgarisation de sciences sociales, les émissions politiques de revues de presse comme celle de Samuel Étienne, les plateaux comme Backseat, et beaucoup de médias mainstream qui sont sur Twitch… c'est tout ça le streaming. Il faut donc valoriser tout ce qui se fait d'autre dans cet espace qui, comme tous les espaces sociaux, est extrêmement divers et reflète des appartenances multiples.
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