Entretien avec Pablo Jensen – directeur de recherches CNRS au Laboratoire de physique et à l'IXXI – dans CNRS Le journal du 29 août 2018.
Les phénomènes sociaux peuvent-ils être régis et décrits par des lois mathématiques ? Dans un ouvrage récent, le physicien Pablo Jensen dresse un bilan critique de la tentation modélisatrice qui, à la faveur du développement des big data et des algorithmes, voudrait "mettre la société en équations".
Pourquoi la société ne se laisse pas mettre en équations : pour un physicien travaillant à modéliser la société et nos comportements, le titre de votre nouveau livre est un peu provocateur ?
Pablo Jensen : Vous avez raison, et ce titre est sans doute aussi un peu réducteur. Pour autant, après quinze ans passés à utiliser les outils de la physique théorique pour étudier les phénomènes sociaux, il traduit mon souhait de tirer un bilan critique de cette activité visant à mettre en chiffre la société.
De fait, nous vivons entourés d’indicateurs (PIB, confiance des ménages, classement des lycées…) censés aboutir à des décisions objectives, au nom du fait que les chiffres ne mentiraient pas.
Or c’est très loin d’être aussi évident. Par ailleurs, sur un sujet dont les conséquences politiques sont énormes, il m’a semblé important de partager ces réflexions avec le plus large public possible, d’où le choix d’écrire un livre.
Mettre la société en équations, il y a derrière cette ambition l’idée que le social, tout comme la nature, serait régi par des lois. En utilisant les techniques de modélisation mathématique et de simulation informatique élaborées pour les sciences naturelles, il serait donc possible de les découvrir, de même que les physiciens ont découvert les lois qui gouvernent le comportement des atomes ou des planètes ?
P. J. : En effet. Si ce n’est que pour ma part, je m’inscris en faux contre cette vision classique mais naïve de la découverte des supposées lois de la nature. Elle néglige complètement le processus complexe de transformation au terme duquel la nature, domptée au sein du laboratoire, se laisse observer et caractériser par les outils conceptuels et techniques de la science. J’aime la métaphore du tigre qui une fois au cirque, demeure certes un tigre, mais n’a plus grand-chose d’un animal sauvage. Par un long investissement, on parvient à lui prélever quelques sauts reproductibles, mais qui ne sont rien par rapport à la multitude de sauts accomplis par le tigre dans son environnement naturel.
Sous cet angle, la science ne découvre les lois de la nature qu’après avoir profondément transformé cette dernière. Concernant le social, la question fondamentale se pose alors de savoir ce que signifierait transformer les humains, ou les dompter, pour que la mise en équations de la société soit possible.
Ainsi, vous êtes essentiellement critique envers les nombreux modèles qui se proposent de décrire et prédire nos comportements sociaux et économiques.
P. J. : À l’évidence ! Considérons par exemple les modèles utilisés par les économistes pour faire des prédictions de croissance. Une analyse rétrospective a montré qu’ils sont à peine plus fiables qu’une prédiction plutôt triviale : la croissance de l’année à venir sera… la même que celle de l’année écoulée !
On peut également citer cette étude qui a comparé les résultats d’algorithmes complexes à ceux produits par des opérateurs humains, à partir des mêmes données, pour essayer de prédire le risque de récidive. Résultat : les algorithmes ne font pas mieux que l’intuition humaine, elle-même à peine au-dessus du hasard !
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Source : L’impossible modélisation de la société, par Mathieu Grousson, CNRS Le journal, 29 août 2018.
À lire : Pourquoi la société ne se laisse pas mettre en équations, Pablo Jensen, Seuil, coll. "Science ouverte", mars 2018.
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