Outils

Actualité de l'ENS de Lyon

Le crush à l’adolescence : une pratique culturelle ?

logo The Conversation
Actualité
 

Article du 22 mai 2024, paru dans le média en ligne The Conversation, dans le cadre du partenariat avec l'ENS de Lyon. Par Christine Détrez sociologue à l'ENS de Lyon au sein du Centre Max Weber. Elle est également vice-présidente Recherche de l'ENS de Lyon.

Elle est l'autrice du livre Crush - Fragments du discours amoureux paru en mars 2024.

 

Quand on entend pour la première fois « crush », ce petit mot qui claque, on est d’autant plus intrigué que les jeunes qui l’utilisent peinent à le définir. Est-ce un coup de foudre ? Un flirt ? Non : le crush ne ressemble à rien de ce que nous connaissons. Et pour comprendre cette nouvelle façon de dire l’amour, quoi de mieux que de donner la parole aux premières et premiers concernés ?

Dans « Crush.Fragments du nouveau discours amoureux », publié en mars 2024 aux éditions Flammarion, la sociologue Christine Détrez s’appuie sur des entretiens avec des jeunes de 13 à 25 ans pour disséquer ce phénomène contemporain. Le crush est à la fois une rêverie légère et une obsession, le prétexte à des enquêtes sur les réseaux sociaux et un sujet inépuisable de conversation entre amies et amis, comme le raconte l’extrait ci-dessous.


Mais Myra, vraie jeune fille de 15 ans, insiste auprès de moi sur l’importance qu’il y avait à avoir un crush quand elle était collégienne, véritable accessoire de l’adolescente « dans le coup » : « C’était comme avoir les cheveux lisses, aller chez Jennyfer, acheter les vêtements à la mode, commencer à se maquiller. » Et quand enfin elle s’est persuadée qu’elle était en crush, elle se souvient s’être précipitée vers ses copines, et s’être exclamée « j’ai enfin un crush ! » Le crush, et c’est peut-être une différence avec le béguin, n’est pas qu’un sentiment : il est aussi une pratique culturelle.

Le crush, objet de conversations

Béguin, « date », coup de cœur, crush, flirt ? Un des points communs du crush et du flirt tel qu’il a été popularisé dans les années 1960 est son importance dans le groupe : comme le disait Éléonore, le crush, on en discute entre copines – davantage qu’entre copains. Alexis, à 16 ans, se dit « plutôt timide là-dessus » et trop « pudique sur ses sentiments » pour en parler avec ses copains ou son frère, même si eux, en revanche, en parlent (« je me dévoilerai pas trop avec mes potes et donc je dirais jamais ce mot avec mes potes »). Mehdi, 24 ans, quand je lui demande s’il en discute avec ses copains, répond par la négative : « c’est plutôt avec mes amies filles ».

Yvan, lui, au contraire, en parle. C’est même comme cela que je l’ai rencontré : sachant que je cherchais des jeunes gens pour discuter de crush, Robinson m’a dit qu’il fallait absolument que je fasse un entretien avec lui, « un excellent narrateur de crush », puisqu’il ne cessait de leur raconter avec force détails les derniers épisodes de ses histoires de crush, « ses chroniques France Inter » comme ils en rient entre eux.

« Le mieux c’est quand il y a Yvan, qui en fait des… des grandes anecdotes. C’est un excellent narrateur de crush. Lui, c’est l’exemple du crush qui dure un an et demi, mais de manière très intense. Et surtout Yvan, il adore genre être au bar avec une assemblée de copains, genre plus il y en a, plus ce sera bien. Et te prendre genre dix, quinze minutes pour raconter tous les détails d’absolument rien. Il va raconter toute la soirée pour te dire qu’ils se sont pas embrassés, tu vois, mais qu’ils se sont croisés à un moment dans la cuisine… » (Robinson, 25 ans)

Kevin Diter, dans sa thèse consacrée à l’amour et l’amitié chez les enfants, montre que la place des discussions sur ces sujets varie selon le genre mais aussi selon les familles, les milieux plus favorisés ayant davantage tendance à en parler avec leurs enfants sans en faire des sujets de moquerie (« ouh, il est amoureux ! »). Tous les petits garçons ne discutent pas de sentiments dans leur famille. Même adulte, Mehdi n’en parle jamais chez lui, par respect des normes de pudeur religieuse importantes pour sa mère et sa sœur, avec qui il vit toujours. Alors qu’il était en couple avec une jeune femme pendant deux ans, il était impensable pour lui de la présenter à sa mère, même si « elle savait ». Il profite d’ailleurs de ce non-dit, maintenant qu’il est séparé de son amie, pour rester évasif quand il dort ailleurs qu’à la maison.

Yvan écrit des chansons, et le confinement avec des copains d’école de cinéma a favorisé aussi ce récit en série des rebondissements – un regard, un sourire – de son histoire de crush, qu’il prend plaisir, comme il le dit lui-même, à « narrer ». Nemo éclate de rire quand je lui demande s’il discute de ses crushs avec ses ami(e)s. « Tu ne peux pas imaginer combien je les saoule avec ça ! » précise-t-il. Ce sont des exceptions.

Chez les filles, en revanche, le crush est le sujet de discussion privilégié. Angèle est réputée pour être la « spécialiste des crushs », alors que Violette, au même âge, trouve que parfois, c’est quand même un peu trop.

« Je pense que je suis le… vraiment le pire cas de toutes mes potes ! C’est terrible. Vraiment bah rien que ce week-end j’ai appelé ma meilleure amie : “Clara, il y a un autre cas”. Elle m’a fait “mais Angèle, tu m’appelles toutes les semaines avec un autre cas”. Les “cas”, c’est les crushs, c’est les nouveaux cas de crush. » (Angèle, 17 ans) […]

Le crush existe par ces conversations avec des amies, mais en retour, contribue aussi à renforcer les liens d’amitié.

Le crush repose sur le secret, et Amalia insiste sur cette dimension « Mais juste je pourrais rajouter dans ma définition de “crush”, pour moi “crush”, c’est par exemple un truc que tu dis pas, c’est un truc tu sais que ça va rester secret ». Ce qui pose d’ailleurs problème quand quelqu’un du groupe a un crush sur une autre personne du même groupe. Mehdi essaie le plus possible de cloisonner les espaces, et Candice est soulagée qu’un de ses copains, qui avait un crush sur une des filles du groupe, ait finalement changé d’idée…

« J’ai appris par une copine que y avait un garçon de notre groupe qui crushait sur une fille de notre groupe. Bon, j’étais un peu, entre guillemets, pas choquée, mais bon […] et après, bon bah c’est passé, parce qu’en fait les garçons savent qu’il se passera rien, donc […] il fait pas des choses gênantes quoi, ‘fin c’est pas… Ça va quoi, il a un crush, mais on peut rien y faire quoi. »

Violette s’est même éloignée de Mélina, dont le crush a fini par se douter de quoi il retournait et a fait comprendre à Mélina qu’il n’était pas intéressé (« en gros, next » explique Violette). Pour les copines, rien de bien grave à cela, le crush, c’est drôle, c’est léger. Sauf que Mélina a été profondément atteinte, ses copines trouvant disproportionnée sa réaction (« puisqu’il ne s’était rien passé du tout »). Et Mélina ne supporte pas que Violette continue à fréquenter, dans son cercle d’amis, ce jeune garçon (« vas-y meuf, tu traînes avec ce toquard »).

Si le crush est secret, la conversation est donc fondée sur la confiance, et le partage des codes. Par exemple, au moins trois enquêtées lycéennes racontent qu’elles donnent à leur crush des surnoms ; surnoms que seules leurs amies connaissent. Laurine et ses amies Célia et Lisa sont donc les seules qui peuvent comprendre les références à « Kiwi », en rire et écrire des chansons à son sujet. Alicia (18 ans) et son amie attestent de la même pratique en surnommant le crush de la seconde « RZ ». Myra explique également les pseudonymes employés avec ses copines : « on va dire par exemple “Tagliatelle” ». Si cette pratique est justifiée par la volonté d’éviter que le garçon en question se reconnaisse, elle exclut également du groupe d’intercompréhension toute autre personne à laquelle la personne en crush n’aurait pas accordé sa confiance.

La connivence et le partage du secret fondent ainsi le groupe : Myra est scolarisée depuis la seconde, au Maroc, dans un espace non mixte, et l’absence de connivence sur l’identité du crush épuise désormais vite les discussions, et l’intérêt. Si elle et ses copines éprouvent encore des crushs, c’est dans des espaces différents : l’une au basket, l’autre dans des cours de langue, une autre au centre commercial : « mais je vais dire “Tagliatelle”, mais maintenant, les autres ne savent pas qui est Tagliatelle, donc ça perd de son charme, on n’a plus rien à en dire. »

Le cercle est même à dimension variable : les copines proches, pour les lycéennes rencontrées, et aussi pour les jeunes femmes comme Rosalie et ses copines, ou même Mathilde. Pour les jeunes hommes, Yvan, Robinson, Roméo et Hector, au contraire, la discussion peut s’élargir, notamment dans les soirées passées dans les bars, où finalement, les « potes de potes » finissent par participer :

« Si y a des gens au bar par exemple et que t’en parles à tes amis et qu’il y a des gens que tu connais pas à côté […] c’est tellement collaboratif et bonne ambiance. Y a d’un coup tout le monde est en mode “ouais bah lui il est à fond sur machin”. Enfin ça se partage très très bien quand même. »

Élargissons encore : avec TikTok et les trends de déclaration, que celles-ci soient jouées ou réelles, c’est même l’ensemble de la toile numérique, dans ce paradoxe de l’extimité, qui devient le lieu de partage et de dévoilement du crush. C’est sans doute là aussi que se fait la différence entre les groupes sur Instagram dévolus à la déclaration/recherche des crushs dans les établissements scolaires et les sites de petites annonces – l’ancien « Transports amoureux » dans Libération, ou les sites en ligne où peuvent être postées des annonces de « crush » croisés dans le métro : sur les pages Instagram se développe, là aussi, la conversation.

[Plus de 85 000 lecteurs font confiance aux newsletters de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde. Abonnez-vous aujourd’hui]

Si les annonces sont le plus souvent postées « en ano », c’est-à-dire en anonyme, les commentaires identifient la personne signalée, le plus souvent par des détails physiques, le tout souvent de façon très genrée : les filles congratulent celle qui a été ainsi « visée », les garçons blaguent, se charrient, sans éviter les dérives homophobes. Aurore, enfin mentionnée sur un post (« Aurore en seconde A elle est magnifique je veux sortir avec elle ») est ainsi félicitée par Emy (« Enfin @Aurore ») et lui renvoie le compliment (« en attendant jss pas passé 3 fois sur le compte »), signe, en passant, de l’injonction à plaire qui pèse sur les filles.The Conversation

Christine Détrez, Professeure de sociologie, ENS de Lyon

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Disciplines

Mots clés

Collection