Article de Pablo Jensen publié dans L'Arrière-Cour, en hommage à Bruno Latour, décédé le 9 octobre 2022.
Bruno Latour a inspiré de nombreux intellectuels de l’agglomération lyonnaise. Le 27 octobre, le physicien Pablo Jensen participera à un hommage qui lui sera rendu à la Cité des Halles. Il a accepté d’éclairer, pour les lecteurs de L’Arrière-Cour, les ressorts de la controverse entre certains de ses confrères et les théories de Bruno Latour, et à quel point la longue collaboration qu’il a entretenue avec le sociologue ces 20 dernières années a enrichi son propre travail. En utilisant une parabole autour d’un tigre, Bruno Latour lui a permis de comprendre, lui le physicien, ce que sont les atomes. Cet article de Pablo Jensen est illustré par Jeanne Alcala.
Quand un sociologue révèle à un physicien ce que sont les atomes
Les physiciens connaissent très bien les atomes. C’est même l’un des fondements de leur compréhension du monde. Ainsi les cours donnés par Richard Feynman (prix Nobel 1965) – la bible de la physique – commencent-ils ainsi : « Si, dans un cataclysme, toute notre connaissance scientifique venait à être détruite, et qu’une seule phrase passe aux générations futures, quelle affirmation contiendrait le maximum d’informations dans le minimum de mots ? » Et voici sa réponse : « Toutes les choses sont faites d’atomes – petites particules qui se déplacent en mouvement perpétuel, s’attirant mutuellement à petite distance les unes les autres et se repoussant lorsque l’on veut les faire se pénétrer. » Et Feynman poursuit, en prenant l’exemple d’un banal verre d’eau : « Pour nos pauvres yeux, rien ne semble changer », mais si nous pouvions voir avec les yeux des physiciens, un milliard de fois plus puissants, nous verrions « qu’il se passe constamment des choses : des molécules quittent la surface, des molécules y reviennent ». Là où le commun des mortels voit un bête verre d’eau, les physiciens voient plus et mieux, et c’est bien pour ça que j’ai voulu en devenir un, pour me sentir plus malin et atteindre la « vraie réalité », au-delà des apparences…
Les atomes sont tellement bien connus des physiciens qu’ils peuvent s’en servir pour illustrer les absurdités proférées par les sociologues des sciences, au premier rang desquels Bruno Latour. Dans De l’atome imaginé à l’atome découvert. Contre le relativisme, paru en 2015, mes collègues Hubert Krivine et Annie Grosman dénoncent celui qui, devenu directeur scientifique de Sciences Po, risquait de convertir au relativisme les futures élites, propageant une « conception cynique d’une recherche mue par le désir de pouvoir [qui] se rapproche d’un désir d’enrichissement personnel ». Car il y a selon eux, chez Latour, « un grand absent : le rapport à l’expérience. Synthétiquement, ce courant de pensée considère naïf de faire jouer la vérification expérimentale comme arbitre des controverses scientifiques ; ou, plus subtilement, ne la considère que comme un argument rhétorique supplémentaire. Qu’est-ce qui décide alors de la clôture d’une controverse ? Il ne reste que le rapport de forces… »
Heureusement, ce livre fut écrit trop tard pour me dissuader de lire La Science en action, toujours poussé par la curiosité de comprendre. Mais cette fois, le but était de comprendre, grâce à la philosophie et la sociologie, comment les physiciens parvenaient à atteindre cette réalité cachée sous les apparences. En somme, je voulais devenir plus malin que les physiciens. Et ce fut une de ces lectures qui vous marquent, même corporellement : je me souviens encore de ces après-midis du mois d’août 1997, sur les gradins de la piscine du Rhône, comprenant enfin ce que j’avais fait, comme scientifique, sans le savoir… Vingt ans d’échanges avec Bruno Latour ont suivi, qui ont bien enrichi ma vision des atomes, grâce à deux clés qu’il m’a fournies.
Construire une explication scientifique, c’est comme dompter un tigre sauvage
La première, philosophique, consiste à remplacer l’idée, habituelle chez les physiciens, d’une simple « découverte » du monde, par une vision un peu moins naïve. Déjà dans les années 1950, le physicien Werner Heisenberg remarquait que « nous observons non pas la Nature elle-même, mais la Nature soumise à notre méthode de questionnement ». Cachée dans les 100 pages d’un e-mail que Bruno Latour m’a envoyé en 2013, se trouvait une métaphore qui permet de bien comprendre ce point.
Construire une explication scientifique, c’est comme dompter un tigre sauvage, sautant dans la jungle, pour l’amener à sauter dans un cerceau de feu dans un numéro de cirque. Pour y parvenir, on doit sélectionner et stabiliser certains sauts potentiels, par un investissement lourd en équipements et institutions. Cette image rend justice à l’inventivité du travail des chercheurs, qui ne font pas que « découvrir » l’agencement du monde, mais doivent le transformer profondément pour « l’apprivoiser ». Il y a ainsi continuité et altérité entre le monde extérieur et les résultats scientifiques. « Continuité », car c’est bien le tigre qui saute dans sa cage, et non un être inventé auquel on pourrait faire faire ce qu’on veut. Les faits scientifiques ne peuvent être réduits à des constructions « sociales » où la nature ne jouerait aucun rôle. Mais « altérité », car on ne fera jamais sauter le tigre sauvage dans un cirque. On pourra toujours affirmer qu’il était dans la « nature » du tigre de se laisser capturer ainsi, mais rétrospectivement et sans assurance, car le tigre souvent rêve de retourner sauter dans la jungle… Il faut faire le deuil de l’illusion d’atteindre l’essence du monde : seul le monde socialisé est accessible et donc pertinent pour nous, humains. Dernier avantage de la métaphore latourienne : comme il existe plusieurs manières de dompter le tigre pour différents numéros de cirque, les chercheurs portent la responsabilité de la manière spécifique dont ils ont socialisé les puissances « sauvages » de la matière (alors qu’ils n’en portent guère quand ils ne font que découvrir ce qui préexistait).
Grâce à cette première clé, nous pouvons dire que les scientifiques ont montré qu’il est possible de dompter la matière pour la transformer en « atomes », ce qui en révèle une caractéristique importante et n’était pas joué d’avance. Ainsi, n’en déplaise aux homéopathes, nous savons désormais qu’on ne peut diluer à l’infini une substance dans de l’eau sans la voir disparaître tout à fait… Mais il reste un point important à éclaircir : selon quelle logique les sciences ont-elles transformé la matière en atomes ? Quel numéro de cirque spécifique les atomes exécutent-ils ?
Il est temps de mettre les sciences en démocratie
La réponse se trouve dans la deuxième clé que m’a apportée le travail, cette fois sociologique, de Bruno Latour. En 1985 déjà, il cherchait à comprendre pourquoi « la science et le capitalisme font depuis toujours si bon ménage » (dans un article qui est une autre très bonne introduction au domaine : « Les vues de l’esprit »). Pour y répondre, il faut d’abord se demander comment il est possible de « capitaliser quoi que ce soit ». Pour cela, il convient d’abord de « faire venir le monde en certains points qui deviennent alors des centres ou des points de passage obligé. Très bien, mais sous quelle forme faire venir le monde pour que, d’une part, ce qui est loin, distant et périssable, s’y trouve assemblé, et que, d’autre part, le centre ainsi constitué ne soit pas un formidable embouteillage ? » Et sa réponse, qui a fondé la compréhension actuelle de l’efficacité des sciences modernes, était : « Il faut inventer des dispositifs qui mobilisent les objets du monde, maintiennent leur forme et puissent s’inspecter du regard. Il faut surtout que toutes ces formes puissent se combiner à loisir et se retravailler de telle sorte que celui qui les accumule dispose d’un surcroît de pouvoir. Alors, et alors seulement, certains points [laboratoires, entreprises capitalistes]deviennent des centres capables de dominer sur une grande échelle. »
En résumé, sciences et grandes industries vont aspirer les puissances du monde, transformé en « mobiles immuables », pour les capitaliser à leur avantage. Pour le dire trop brutalement, ce que nous avons fini par appeler « expliquer » scientifiquement un phénomène, c’est pile ce qui est utile pour capitaliser, pour autoriser un contrôle à longue distance.
Prenons le cas des atomes, que nous pouvons maintenant interpréter comme les mobiles immuables représentant la matière. C’est notamment la révolution industrielle qui conduit à l’exploration systématique des puissances de la matière, pour la stabiliser, la standardiser, ingrédients essentiels pour en garantir un contrôle assez strict pour la production en masse. Un siècle de travail empirique permit de trouver quelques dizaines d’éléments stables qui se transfèrent sans altération au cours de toutes les réactions chimiques. Par exemple, le gaz obtenu en chauffant à 500 °C une poudre orangée (qu’on appellera ensuite « oxyde de mercure ») se trouve avoir les mêmes propriétés que l’un des deux gaz indécomposables obtenus par électrolyse de l’eau. On dira donc qu’il s’agit dans les deux cas du même corps simple, l’oxygène. La transférabilité de cet invariant empirique rend possible de connecter de nombreux composés à première vue très différents, comme l’eau et cette poudre orangée. Et le point crucial, cadeau imprévisible, est que les éléments stables obtenus à la fin des décompositions sont identiques, en nature et en masse, quelles que soient les transformations qui servent à les obtenir. La vision atomique n’en devenait que plus pertinente.
Les atomes ne sont donc pas la réalité profonde de la matière, mais la manière dont elle répond quand elle est domptée par les physiciens dans certaines expériences de laboratoire, pour en insérer la puissance dans les réseaux technoscientifiques. Dans la même optique, inspiré par les travaux de Latour, l’historien des sciences Christophe Bonneuil a montré que les gènes représentent une caractéristique des vivants qui permet de les stabiliser pour les insérer dans les longs réseaux techniques, scientifiques ou industriels. La génomique est d’ailleurs née dans les laboratoires du brasseur Carlsberg, qui cherchait à obtenir des levures stables pour une fabrication de bière de masse, standardisée.
Nous comprenons mieux maintenant la phrase de Bruno Latour qui a tant scandalisé certains physiciens : « La science est la politique poursuivie par d’autres moyens »(dans Nous n’avons jamais été modernes). Bien sûr, la sociologie des sciences ne peut pas nous dire ce que les sciences trouvent, mais elle nous aide à comprendre ce qu’elles cherchent (des mobiles immuables). Quand on est, comme certains collègues, cloîtré à l’intérieur des réseaux technoscientifiques, ce conditionnement est facile à oublier, et les résultats des sciences peuvent apparaître comme une découverte, neutre, du monde. Mais le regard sociologique est indispensable pour comprendre le rôle des sciences dans la catastrophe écologique en cours, dernier combat de Bruno Latour. Leur profond enchevêtrement avec l’idéal et les machines les conduit à transformer le monde en connaissances détachées de leur contexte, capables de circuler dans les réseaux technoscientifiques, pour les capitaliser dans des centres de calcul, et à explorer, dans les laboratoires, les chamboulements possibles des constituants du monde, sans se soucier de leurs conséquences.
Cette symbiose entre savoirs théoriques et machines va créer une rétroaction positive, inédite dans l’histoire humaine, menant à la grande accélération (voir mon cours public à l’École urbaine). Pour ralentir, il est temps de mettre les sciences en démocratie, en socialisant la production de connaissances, ce qui implique aussi de changer de libido sciendi, en ramenant sur terre la quête de savoir, en la « déroutant de son orientation moderne vers les étoiles, pour la réincurver vers les relations constitutives qui lient les vivants entre eux et avec le sol » (Morizot). On le sait désormais : le tigre dépérit quand on le dompte. Il faudra apprendre, en tremblant, à cohabiter avec lui.
Pablo Jensen @pablojensenlyon.
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