Interview d'Étienne Ghys, lauréat de la médaille CNRS de la médiation scientifique 2022.
Le vendredi 18 novembre, Étienne Ghys se verra remettre la médaille CNRS de la médiation scientifique. S’il admet devoir sa reconnaissance davantage à ses publications qu’à son engagement dans les activités de médiation, celles-ci sont néanmoins très importantes à ses yeux. Il souhaiterait sortir de la dichotomie longtemps établie entre les bons chercheurs et les bons vulgarisateurs. Et si les uns n’allaient pas sans les autres ?
Q : D’où vous est venu ce goût pour les activités de médiation scientifique ?
R : En fait, j’ai toujours fait de la médiation, même si je n’en étais pas conscient. Mes premières activités de médiation remontent à mon action dans la revue Images des mathématiques que j’ai contribué à relancer dans sa version numérique en 2009. Mais bien avant cela, j’ai toujours eu conscience que si l’on n’est pas capable d’expliquer ce qu’on fait, c’est qu’on ne le comprend pas vraiment soi-même. J’ai donc procédé d’abord avec mes étudiants et doctorants, puis j’ai élargi le cercle. Dès 1993-94, j’ai donné de nombreuses conférences devant les professeurs de lycées, puis, toujours selon des cercles concentriques, j’ai cherché à dépasser le cadre des mathématiques professionnelles. Un jour en remplissant mon CRAC (compte rendu d’activités), j’ai enfin eu la satisfaction de pouvoir cocher la case « Combien de films avez-vous fait ? ». Il s’agissait du film Dimension sorti en 2010.
Q : Comment fait-on de la médiation ?
R : J’ai très vite réalisé dans mon parcours que j’avais besoin des autres pour comprendre. Pour la petite histoire, Dimension est né d’une rencontre avec un ingénieur informatique, Jos Leys, qui m’avait aidé à télécharger des images pour une conférence que je préparais pour la BNF en 2006. Je le recontacte quelque temps plus tard pour préparer une conférence que j’avais l’honneur de donner au congrès international des mathématiciens. On a eu l’idée d’illustrer la conférence avec de petits extraits d’images animées d’une quinzaine de secondes, ce fut un véritable succès. Quand j’ai voulu remercier Jos Leys, celui-ci m’a demandé de lui expliquer ce qu’il y avait dans ces images. Et finalement, en expliquant le contenu des images, j’ai moi-même mieux compris et au bout de nos échanges, il y a eu Dimension ! Voilà, on fait de la médiation en expliquant, en partageant, et c’est un vrai bonheur car on apprend tant de choses des autres aussi.
« Faire de la médiation, c’est aussi s’expliquer à soi-même ! »
J’ajouterais que lorsqu’à l’occasion du centenaire de la mort de Poincaré, j’ai produit des podcasts à partir de ses conférences, je me suis aussi rendu compte qu’en lisant à haute voix, je prenais conscience parfois de ce que je ne comprenais pas. Alors j’arrêtais l’enregistrement, je relisais jusqu’à ce que le texte me parle et je reprenais.
Q : Pourquoi faut-il développer les activités de médiation scientifique selon vous ?
R : Pour le futur des mathématiques et plus largement le futur des sciences ! Aujourd’hui, les mathématiques sont devenues tellement complexes que même au sein de la discipline, les mathématiciens ne parviennent plus à se comprendre. On pourrait imaginer qu’il y ait demain des mathématiciens algébristes, des mathématiciens géomètres et des mathématiciens médiateurs ! Les outils de communication au sein d’une discipline, entre les disciplines, sont devenus aussi importants que les contenus qui les composent.
Je pense que la médiation scientifique doit se concevoir à toutes sortes de niveaux, et auprès de nombreux publics, y compris donc entre scientifiques, ou encore entre scientifiques et enseignants du second degré. Sinon, les contenus disciplinaires sont en danger.
Q : Pendant longtemps, on a établi une hiérarchie entre les chercheurs qui publiaient et les chercheurs qui faisaient de la médiation. Est-ce encore le cas ?
R : Les choses évoluent, lentement, mais elles évoluent. La preuve en est cette médaille de la médiation scientifique lancée l’année dernière par le CNRS. Le CNRS a également mis en place un GDR, appelé Audimath, qui regroupe le réseau de l’ensemble des médiateurs en mathématiques.
Cependant, pour convaincre nos institutions que la médiation est une activité noble, il y a encore du chemin ! Il faut que les institutions se structurent et donnent des moyens pour que les initiatives de médiation ne soient pas « en plus », mais soient reconnues comme des activités à part entière dans les activités des chercheurs. Cela passera par de la formation spécifique, une reconnaissance pour la carrière et aussi une évaluation des compétences en médiation. Aujourd’hui, nous sommes peu avancés sur ces deux derniers points.
Q : Au-delà de vos productions ou publications d’ouvrages de médiation, y a-t-il une action de médiation qui vous rend particulièrement fier ?
R : Je suis très fier de ce que nous avons pu faire à la MMI (Maison des mathématiques et de l’informatique créée dans le cadre du Labex Milyon). Ce genre d’endroits n’existe pas ailleurs, nous devons lui permettre de poursuivre voire d’amplifier son activité, auprès des scolaires comme du grand public. C’est un endroit qui a vocation à combler le hiatus entre le monde de la recherche et l’école et c’est très important.
Étienne Ghys, une production de mathématicien médiateur :
- Images des mathématiques
- Dimensions
- La Théorie du chaos, Paris, De Vive voix, 2010 (ISBN 978-2846841078) — CD audio, coll. « L'Académie raconte les sciences »
- Film Chaos
- Maison des mathématiques et de l’informatique (MMI)
- Étienne Ghys, « Le Brazuca, le ballon cubique de la Coupe du monde » [archive], sur Images des mathématiques, 12 juin 2014
- La Petite Histoire des flocons de neige, Odile Jacob, 2021, 144 p. (ISBN 978-2-738-15441-5)
- « Étienne Ghys, les maths montées en neige », émission de 58 min, sur France Culture, La Méthode scientifique, 18 mars 2021
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