Le dernier ouvrage de Bernard Lahire, Vers une science sociale du vivant a été une belle occasion pour la Bibliothèque Diderot de faire dialoguer sociologie et biologie grâce à la présence de François-Xavier Dechaume-Moncharmont, écologiste du comportement animal et bien sûr l’auteur de l’ouvrage.
Pablo Jensen qui animait cette table ronde n’a pas caché son plaisir de voir se multiplier les temps d’échanges autour de la recherche à l’École (Mini Conf, conférences de la mission Transition écologique et les divers rendez-vous de la bibliothèque) et d’y contribuer ! Il s’est réjoui de constater que la salle était pleine pour venir assister à l’échange entre quelqu’un qui vient des sciences humaines et quelqu’un qui vient des sciences expérimentales.
L'importance des échanges interdisciplinaires
Tout en présentant les deux intervenants, Pablo Jensen a souligné l’importance de ces échanges interdisciplinaires qui sont si rares et demandent du tact, de la bienveillance et de la rigueur scientifique : "les parallèles entre l’organisation sociale des humains et la biologie, c’est une histoire très compliquée et très longue qui a donné lieu à beaucoup de malentendus et d’horreurs". Il renvoie à l’ouvrage La Mal-mesure de l’homme de Stephen Jay Gould. On a pu instrumentaliser la biologie pour se dispenser de faire un état social, il existe un passé lourd sur ces questions.
Les sociologues hésitaient à "infecter" la sociologie avec la biologie car cela pourrait naturaliser la domination et, inversement, les biologistes voulaient éviter l’anthropomorphisme pour éviter de projeter des qualités humaines sur les animaux. Mais les choses évoluent pour aller vers une pensée du social compatible avec la théorie de l’évolution et les échanges s’amplifient entre les disciplines.
"On a la chance d’avoir ici deux personnes conscientes de ces enjeux et elles vont pouvoir faire un point sur les parallèles féconds que l’on pourra dégager" indique Pablo Jensen avant de céder la parole à Francois-Xavier Dechaume-Moncharmont qui a lu le livre de Bernard Lahire avec son regard de biologiste.
Quand un écologiste du comportement animal lit un sociologue : "je suis très très très surpris par des parallèles "
L'écologiste du comportement animal avoue avoir été gêné et surpris quand on lui a proposé ce débat, puis il a commencé à lire l’ouvrage de Bernard Lahire et a été "très très très surpris par des parallèles : je reconnais un nombre considérable de problématiques sur lesquelles nous travaillons en tant que biologiste du comportement". Il cite alors Ernest Rutherford : "il n’est de science que la physique, le reste est collection de timbres". Il l’utilise bien sûr ici comme une provocation et de préciser : "En biologie du comportement, on fait des collections d’anecdotes. On collectionne des faits disparates et on manque de structure, de vision d’ensemble. On a besoin d’avoir des grands principes, des invariants, des grandes lois. En tant qu’évolutionniste, c’est confortable pour moi de dire que mon cadre théorique c’est la théorie de l’évolution. Je lis dans le livre de Bernard cette recherche et cette nécessité de dépasser l’anecdote et de sortir la collection de faits disparates et de chercher quelque chose qui va coudre tout cela." On a le même problème en biologie."
Il précise : "Quand un sociologue aborde le sujet de l’évolution, c’est comme sauter de la falaise, nous dit Bernard. On a toujours le risque de tomber sur les amalgames entre théorie du racisme et de l’évolution. Le spectre du darwinisme social est omniprésent, il faut en parler, il faut affronter cette discussion. C’est un travers de cette discipline là, c’est quelque chose qui est mal compris."
Il rappelle qu'il y a des visions très naïves et extrêmement fausse de ce qu’est l’évolution : "La théorie de l’évolution n’est pas la lutte de tous contre tous". La coopération et la culture sont par exemple partie prenante de l’évolution. Il est vraiment temps de dépasser cette vision du darwinisme social. L’altruisme, la culture font vraiment partie de l’évolution !
La vision de l’évolution est souvent très fausse : "les gênes ne sont pas un destin" résume le biologiste. Il faut expliciter l’apprentissage social, on parle de culture, chez toutes les espèces d’animaux. Il partage aussitôt un bel exemple issu de récentes études qui montrent que les préférences sexuelles chez les drosophiles sont apprises socialement, ce n’est donc pas lié aux gênes.
"Il y deux grands travers sur lesquels j’alerte mes étudiants et que j’ai retrouvé dans l’ouvrage. Le premier c’est attention à ne pas diaboliser la nature et le deuxième ne pas la romantiser. Le risque est d’aller chercher des exemples qui collent à nos valeurs, à nos a priori."
Il cite alors Françoise Héritier : "L’homme est la seule espèce dont les mâles tuent les femelles. Cette phrase est fausse : le viol, l’infanticide, le cannibalisme, les agressions sexuelles sont dans la nature chez la plupart des espèces. La nature n’est pas forcément ni harmonieuse ni bienveillante."
Comme Bernard Lahire, il appelle à une grande objectivité qui exclue toute extrapolation : regarder la biologie, ce n’est pas justifié. Jamais.
Les deux scientifiques relèvent une méfiance par rapport à l’anthropocentrisme. Francois-Xavier Dechaume-Moncharmont note une évolution : avant il était interdit d’imaginer que l’animal avait des émotions, jouait, rêvait, etc. C’était tabou. Cela a changé depuis 15 ans, si c’est mesurable scientifiquement, on peut parler d’attachement, de culture… : la passerelle est assez immédiate, si on peut accepter la dimension culturelle chez les animaux, aller imaginer de sociologiser la biologie est envisageable. Le livre de Bernard Lahire fait donc écho à beaucoup de choses.
Bernard Lahire "Je ne biologise pas le social, au contraire je vois ce qu’il y a de social dans la biologie."
Bernard Lahire remercie Francois-Xavier Dechaume-Moncharmont pour sa lecture : "On ne sait jamais comment on va être lu ."
En réponse, le sociologue met un bémol en défaveur des sciences : "Il n’y a pas un laboratoire de biologie qui dise que la théorie de Darwin n’est pas intéressante. En sciences humaines et sociales, notre situation est pire". Il précise qu'il "défend les sciences sociales mais les efforts théoriques restent dispersés."
Pour les sciences sociales, la biologie c’est l’ennemi. On aboutit rapidement à des questions politiques, à des peurs. Les biologistes sont perçus comme" étant de droite" et légitimeraient ainsi l’oppression.
Bernard Lahire revient sur l’évocation du darwinisme social et précise que Darwin lui-même réfutait le darwinisme social et disait clairement dans son ouvrage La Filiation de l’homme que l’espèce humaine a des spécificités. Darwin n'avait pas du tout la vision de Hobbes ("l’homme est un loup pour l’homme").
"Quand on lit les travaux d’éthologues, en tant que sociologue, on voit bien que cela traite de rapports sociaux, de structures sociales, etc." Il y a des observations de longues durées comme chez les ethnologues : on apprend aux petits, les soins collectifs sont organisés, il y a des structures sociales, toutes les espèces ont besoin de se nourrir, de chasser collectivement, il y a des hiérarchies, etc. Bernard Lahire conclut que cela devrait interroger profondément les sciences sociales.
Pour lui, on peut s’interroger sur le fait qu’il y ait des hiérarchies dans toutes les sociétés humaines et que, comme par hasard, il y en ait aussi dans les sociétés animales. Il y a un savoir sociologique en biologie.
Les sciences sociales reposent sur une dichotomie complétement erronée : la sociologie s’est fondée sur le fait que le social était humain ! Mais on voit bien qu’il y a du social ailleurs que chez l’humain.
Dire que le social commence avec l’humain est erroné ! Il reprend l'exemple énoncé par Francois-Xavier Dechaume-Moncharmont au sujet de la sexualité des drosophiles… il n’y a pas d’opposition nature/culture.
"Si on est scientifique, on est obligé de se mettre d’accord : il faut comprendre comment les fonctions sociales s’articulent," renchérit le sociologue.
"Cela réinscrit les sciences sociales dans cette histoire-là. Quand la biologie dit quelque chose, il faut s'y intéresser. Certes nous avons des éclairages différents mais il faut relier tout cela". Bernard Lahire passe son temps à articuler les propriétés sociales de l’espèce : "Nous avons des propriétés sociales communes, il faut absolument récupérer cela sinon on fait des collections. Il y a un effort collectif à faire."
De la question de la gravité à la question de la domination masculine
Afin de lancer le débat, Pablo Jensen reprend l’exemple de la gravité : "Pourquoi la pierre tombe à comment la pierre tombe : c’est grâce à cela que le mécanisme a été identifié. "
Il pose alors la question de la domination masculine et le rapport avec le fait que le bébé humain soit dominé par ses parents.
"C’est l’exemple le plus difficile !" lui répond Bernard Lahire. Le sociologue aurait aimé avoir plus de temps pour répondre mais il reprend à son compte la loi de la gravité pour répondre à la question.
Le sociologue revient alors sur l’idée de loi comme mise en évidence des forces qui travaillent.
Des lois agissent dans toutes les sociétés mais pas de la même façon et sans produire forcément les mêmes effets, c’est pourquoi on ne les voit pas toujours.
Il prend l’exemple de l’effet de la gravité sur la plume et le plomb : si on fait le vide, la plume et le plomb tombent en même temps, c’est contre-intuitif. Il faut beaucoup de conditions pour voir cette loi.
Einstein disait qu’il était nécessaire d’avoir des lois scientifiques, sinon on est en détresse. Pour Bernard Lahire, beaucoup de sociologues sont en détresse car ils ne veulent pas de lois.
Si on reprend l’exemple de la domination masculine, s’il n’y avait pas de lois, alors nous devrions avoir un tiers de sociétés patriarcales, un tiers de sociétés matriarcales et un tiers de sociétés égalitaires. Or on constate que la majorité des sociétés sont patriarcales et, bien sûr, il y a des exceptions.
Par exemple, sur la question de la répartition des tâches entre femelles et mâles, il semble que la division du travail est dès le départ déterminante :
- Division sexuée du travail : la femelle porte, allaite.
- Pendant que les mères s’occupent des petits, les mâles font de la chasse collective et défendent le groupe, cela a des conséquences sociales majeures et il faut intégrer à cela les variations culturelles (comme par exemple le tabou culturel qui interdirait aux femmes de faire couler le sang. On retrouve ce tabou dans différentes sociétés n’ayant aucun contact entre elles).
Francois-Xavier Dechaume-Moncharmont observe sur la question de la loi : "L’évolution n’est pas une théorie, c’est un fait ". Il explique qu’il faut trois conditions : une forme de vie avec de la variabilité, être capable de reproduction, un filtre. "Avec ces trois éléments, je « fais de l’évolution »." Pourquoi existe-t-il deux sexes, pourquoi une dissymétrie des sexes ?
Gamètes de petites tailles et en grande quantité : mâle
Gamètes de grandes tailles et en petite quantité : femme
Il reprend l’exemple de Bernard Lahire mettant en parallèle le travail des femmes et le fait de s’occuper des enfants. Si on regarde de près culture et socialisations : chez les animaux, par exemple, les oiseaux qui sont ovipares, 90 % des espèces d’oiseaux sont biparentaux, c’est-à-dire que les deux parents s’occupent des enfants. Chez les mammifères, 95 % des espèces sont monoparentales femelles. Chez les poissons, la femelle dépose les œufs, puis le mâle passe et les féconde, et c’est le mâle qui s’occupe le plus des bébés. Pourquoi ne relierait-on pas ces faits ?
Les questions du public
Trop de questions et pas assez de temps… En résumé :
Bernard Lahire a été questionné sur les invariants de Philippe Descola. Il répond que "la différence entre intérieur et extérieur est constitutive, ce n’est pas une expérience vécue, c’est un mécanisme et ce n’est pas propre à l’humain". Il prend comme exemple la membrane pour illustrer ce fait et ajoute que les primatologues disent des sociologues qui disent "c’est propre à l’humain" qu’ils ne savent rien.
"Les invariants, c’est positif mais la question c’est qu’est ce qu’on en a fait". Philippe Descola place cela au niveau de l’esprit et Bernard Lahire n’est pas d’accord avec cela. Il a parlé de ses différences et désaccords avec Latour et Descola dans ses interviews.
Il évoque également le documentaire Lady sapiens sur Arte et indique que contrairement à ce qui est dit dans ce documentaire, il y a une majorité de domination masculine au paléolithique et au néolithique. Nous avons beaucoup de traces. Des chercheurs ont d’ailleurs fait une tribune dans Le Monde pour s’inscrire en faux.
Pour finir, Francois-Xavier Dechaume-Moncharmont explique qu’il est souvent invité par différentes associations, pour lui faire dire que l’homosexualité est naturelle. "Le débat est clos : oui l’homosexualité existe dans la nature" mais en disant cela, il s’interdit d’extrapoler une règle de la nature à une règle morale. Par exemple, le viol est naturel. Il a entendu que certains avocats en faisaient un argument dans des procès ("ce n’est pas de leur faute, c’est la nature ").
Il est primordial de bien différencier le fait biologique du fait moral et il le rappelle.
Collection