Les oulémas (savants religieux), médiateurs du savoir et du sacré sont les attributaires légitimes de l’autorité religieuse en islam sunnite. Héritiers des prophètes, ils constituent un corps de spécialistes dépositaires de l’interprétation autorisée de la volonté divine. Le principe du tawhid (unicité divine) implique une égalité d’accès au sacré ayant permis à l’entourage féminin du Prophète d’initier une tradition de gardiennes du klerôs. Désormais considéré comme héritage islamique, les voix de ces femmes clercs ont toutefois été rendues inaudibles avec le développement, à partir du VIIIe siècle, de certaines exégèses les renvoyant à leur intimité (awrah). Cette tradition patriarcale habillée de sacralité a marginalisé les femmes du champ de la théologie en laissant aux hommes l’esquisse des contours de l’orthopraxie féminine. La majeure partie des travaux sur le genre et l’islam se concentre sur le mouvement transnational des féminismes islamiques. L’histoire mise au cœur de ces approches qui tentent d’historiciser les textes afin « d’exhumer l’histoire oubliée des femmes musulmanes » et de produire une herméneutique libératrice visant à réformer le fiqh (jurisprudence islamique), se limite à une historiographie des premiers temps de l'islam.
En avril 2017, plus de mille femmes oulémas indonésiennes se sont réunies en congrès à Cirebon afin de produire un contre-discours visant à faire reconnaître leur autorité religieuse. Mettant leur expertise théologique au service de la lutte pour l’égalité de genre, ce mouvement des femmes oulémas témoigne de l’exceptionnalité du féminisme islamique indonésien. Historiquement, certaines femmes oulémas du monde malais endossèrent dès le XVIIIe siècle un rôle dans le domaine religieux. L’ouléma Fatimah al Banjary, publia par exemple - mais sous le nom de son oncle - le Kitab perukuran Jamaludin en 1710. Ce traité de jurisprudence islamique, encore aujourd’hui enseigné dans les pesantren (écoles coraniques) en Asie du sud-est, se distinguait des autres kitab kuning par sa portée réformiste, notamment quant à la façon dont l’autrice percevait le corps féminin. D’autres femmes oulémas mirent leur autorité religieuse au service de luttes politiques. La mère du prince Diponegoro – instigateur de la guerre de Java, (1825-1830) première grande rébellion anticoloniale à Java – l’ouléma Raden Ayu Mangkarawa a obtenu son ijazah (permission d’enseigner les sciences islamiques) du prince Pangeran Pakuningrat. Figure mystique, de la lignée du saint Sunan Ampel, elle enseignait la religion au sein de sa tareqat. La prédication des femmes oulémas ne se limita pas au domaine de la résistance armée à la colonisation. Dès le début du XXe siècle, des branches féminines furent créées au sein des organisations socioreligieuses réformistes et traditionalistes, encourageant ainsi le rôle des femmes dans la prédication. Grâce aux réseaux d'organisations socioreligieuses, au développement d'une presse religieuse, à la création d'institutions éducatives et à leur engagement dans les partis politiques, les femmes investirent le domaine religieux et acquirent de nouvelles compétences.
C’est sur cette tradition que les femmes oulémas du monde malais se sont appuyées afin de produire un contre-discours dès les années 1990, visant à faire reconnaître leur autorité religieuse et à réformer le statut des femmes musulmanes. Mon projet entend interroger les configurations religieuses et sociales ayant permis d’élaborer et de diffuser une nouvelle théologie du genre. Interroger les enjeux historiques à l’échelle du monde musulman à travers l’analyse des circulations humaines et textuelles - au cœur des questions de légitimité religieuse et d’autorité - me permettra de questionner cette exceptionnalité.
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