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Agenda de l'ENS de Lyon

Lumière et obscurité dans les Argonautiques d'Apollonios de Rhodes

Date
mar 11 déc 2018
Horaires

14h

Intervenant(s)

Mme Nadège Wolff, du laboratoire HISOMA - UMR 5189, sous la direction de M. Christophe CUSSET.

Organisateur(s)
Langue(s) des interventions
Description générale

La première partie consistera en une étude lexicale et sémantique approfondie des termes liés à la lumière et à l'obscurité, dans une comparaison systématique avec les emplois homériques et plus ponctuellement tragiques. On verra d'abord le groupe de φάος, φαίνω/φαίνομαι et les termes lexicalement apparentés. Ces premières observations seront complétées par l'étude des diverses sortes de lumière et des différents effets lumineux, groupés par champs lexicaux, comme λάμπω (et λαμπρός), λιπαρός, ?γλαός, α?γλη, α?γή, ?κτίς, φέγγος, σέλας, ?ργός, ?μαρ, μαρμαίρω et ?μαρύσσω . Cette partie très vaste et assez discontinue nous permettra de montrer les multiples effets de lumière qui coexistent dans les Argonautiques. Nous nous concentrerons ensuite sur les différents termes liés à l'obscurité. Cette démarche plurielle est rendue obligatoire par l'absence de terme générique aussi marqué que φάος. Il s'agira donc d'étudier successivement νύξ et μέλας (ainsi que leurs composés et dérivés), κνέφας, σκιάω/σκιόεις, ζόφος et ?ρεβος, ?χλύς et ?χλυόεις, κελαινός et ?ρεμνός. Nous consacrerons une quatrième partie au champ lexical de la couleur, en partant de nuances chromatiques claires naturellement proches de la lumière, puis nous étudierons les rouges, très présents chez Apollonios, pour évoquer les autres teintes plus secondaires.Deux dernières sous-parties feront un état des lieux plus rapide des métaux et sources naturelles de lumière, ainsi que des effets de lumière produits par la présence du feu et de sa famille lexicale. 

    La deuxième partie explorera le rôle du couple lumière / obscurité dans la construction (et déconstruction) de l'espace-temps dans les Argonautiques, épopée qui peut se lire avant tout comme un récit de voyage. Nous verrons que la succession naturelle du jour et de la nuit structure l'épopée et dessine un journal de bord, mais que cette structuration est discontinue selon les différents chants, et que la coloration émotionnelle liée au jour et à la nuit peut s'avérer sensiblement différente d'un épisode à un autre. En nous intéressant en parallèle au rôle des dieux, pourvoyeurs de signes lumineux dans un espace marin souvent hostile, nous verrons qu'il jouent un rôle ambigu dans cette épopée alexandrine, en se révélant à la fois présents et absents, intéressés et indifférents, souvent invisibles aux yeux de ceux à qui ils portent secours. Dans une deuxième sous-partie, nous verrons que le périple des Argonautes est assimilable à une catabase : les héros croisent les portes des Enfers, affrontent des divinités infernales et archaïques, viennent à bout de créatures chthoniennes et affrontent le désert et la mer, qui sont deux images des Enfers. La troisième sous-partie montrera que les Argonautes viennent à bout de ces catabases successives, menaces d'obscurité permanente grâce aux lumières de la civilisation dont ils sont l'incarnation. Sur les comptoirs de la Mer noire, les Argonautes se comportent en colons grecs et rejouent l'histoire grecque. La lutte entre la lumière et l'obscurité met donc en place une scénographie de la lutte de la civilisation contre la barbarie, angoisse réelle d'une société alexandrine placée dans un contexte de double culture. 

    La troisième partie sera centrée autour de l'héroïsme. Nous verrons d'abord que l'héroïsme collectif que tente de promouvoir cette épopée alexandrine se solde par des échecs et une lutte toujours recommencée entre le neikos et l'homonoia. Jason est le véritable héros des Argonautiques, même s'il n'a pas toujours la carrure d'un héros iliadique. Le poète l'indique assez en l'entourant de phénomènes constants de lumière, qui dans leurs valeurs successives transforment l'Aisonide en laboratoire d'exploration du héros homérique : en fonction des différents effets de lumière, Jason se fait successivement Pâris (pour la séduction brillante), Ulysse (avec son manteau étincelant, sa diplomatie et sa ruse, ainsi que son corps magnifié par l'action divine), et même Achille, auquel il ressemble à s'y méprendre lors de l'accomplissement des épreuves d'Aiétès, sous un déluge de comparaisons lumineuses.Cependant, Jason, créature exploratoire d'Apollonios, ne sert qu'à montrer les limites des héros homériques et du code héroïque traditionnel en général, qui tend à créer des individualités tellement puissantes qu'elles nuisent à la réussite du groupe. Jason, héros démocratique, est aussi un héros alexandrin qui a compris les vertus de la diplomatie et les limites de la force physique. Il transcende les héros homériques en substituant une stratégie de l'amour à celle de la guerre. Dans une seconde sous-partie, nous verrons ainsi que le poète construit un héroïsme érotique, où la lumière martiale devient secondaire et inefficace. Les scènes d'armement traditionnelles sont ainsi évacuées de l'épopée en étant présentées comme inutiles. Jason s'arme d'un manteau lumineux et flatteur : L'univers martial bascule alors dans l'univers érotique, et les métamorphoses de la lumière homérique n'ont de cesse de le montrer. Ce remplacement de l'héroïsme martial par un héroïsme érotique, moins dangereux et plus pragmatique, avec une lumière qui protège au lieu de consumer intérieurement, a pour corrolaire une inversion ponctuelle des rôles traditionnels du masculin et du féminin. Le héros, en recourant à des artifices féminins et à la magie, se dégrade par rapport à son rôle habituel ; Médée, au contraire, peut accéder à une nouvelle forme d'héroïsme au féminin. Une troisième sous-partie explore cet aspect en interrogeant le rapport entre nuit et féminité, sachant que l'obscurité place les femmes au centre de l'action dans le cadre d'un espace plus marginal.  L'héroïsme, par ce mouvement général de relecture alexandrine par l'inversion, finit par questionner la nature de l'oeuvre d'Apollonios elle-même.

    Une quatrième partie s'intéressera aux questions génériques et métapoétiques qui travaillent les Argonautiques. La nature de l'oeuvre, problématique, peut être en partie élucidée en suivant les réseaux de lumière qui s'y forment : la clôture des différents épisodes sur eux-mêmes, permise par un travail constant d'encadrement par la lumière et l'obscurité, fait pencher les Argonautiques vers la forme du recueil de petits genres (idylles, selon le sens étymologique du terme), un peu à l'instar du projet de Théocrite, en proposant une tragédie (le chant III), des epyllia, des pièces partiellement bucoliques, des mini récits de fondation (ktisis), un hymne fragmenté à Apollon à la manière de Callimaque etc. La dimension picturale de nombreux épisodes peut même faire penser au projet de Philostrate quelques siècles plus tard avec sa galerie de tableaux, autre forme du recueil. Loin de se perdre dans une mer  épique et bourbeuse, les Argonautiques tracent leur sillon dans la production littéraire alexandrine, dont ils ne s'éloignent pas tellement. Notre thèse est qu'Apollonios, en écrivant une épopée, genre démodé à l'époque alexandrine, en profite pour livrer un geste on ne peut plus alexandrin : non content d'en renouveler le lexique, d'en brouiller la construction spatio-temporelle et d'y substituer un nouvel héroïsme, moins violent et plus inclusif, le poète résout la tension de la longueur du texte en le segmentant pour le transformer en recueil de pièces délicates et potentiellement autonomes, voire autotéliques, où Apollonios signe sa présence à travers le dieu de la lumière et de la poésie dont le nom est si proche du sien, Apollon. 
 

Gratuit

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