
Emmanuel Trizac, président de l'ENS de Lyon, ainsi que plusieurs personnalités du monde de la science, de l’université et de l’information s’associent à la tribune de Sibyle Veil, PDG de Radio-France, pour tirer le signal d’alarme : le « populisme scientifique » grandit, et discrédite le savoir et la recherche. Et pas seulement aux États-Unis. Ils appellent à « prendre la mesure de la menace » : « il faut d’urgence défendre la liberté de chercher, de savoir et de transmettre ».
« Les universités sont nos ennemis ». En 2021, JD Vance, alors sénateur de l’Ohio, prononçait cette phrase qui faisait écho à un mot célèbre de Nixon – « les professeurs sont les ennemis » – et annonçait ce qui allait suivre.
Quatre ans plus tard, cette sentence prophétique s’incarne dans une série de mesures ciblées : remise en cause des financements d’universités comme Harvard, suppressions massives de crédits au bénéfice de centres de recherche comme le « Center for Diseases Control » destiné à la prévention des épidémies, retrait des États-Unis de l’Unesco pourtant vigie des savoirs de l’humanité.
Pour qualifier une classe dirigeante qui discrédite sciemment le savoir lorsqu’il contredit ses intérêts, le regretté Bruno Latour parlait d’« élites obscurcissantes ». C’est vieux comme le monde : le savoir est un pouvoir démocratique que certains préféreraient voir supplanté par le pouvoir des croyances.
Le populisme scientifique n’est pas un phénomène américain. C’est une doctrine franchisée. Elle s’exporte, s’adapte, se décline. Partout, elle repose sur les mêmes ressorts : disqualification et rejet de la complexité, substitution de l’opinion aux faits, diktat de l’émotion au détriment de la vérité.
Le populisme scientifique est un mal moderne. Il se nourrit du fossé grandissant entre un savoir qui prend son temps, et un monde qui ne le lui laisse plus. Le savoir suppose lenteur, méthode, modestie. Il oblige à relire, à douter, à recommencer. Il est laborieux, parfois déceptif. Il n’est pas calibré par des algorithmes pour séduire des croyances personnalisées, il est universel. Une étude de trois chercheurs du MIT démontrait en 2018 combien le faux se répandait plus vite que le vrai sur les réseaux sociaux. En moyenne, concluaient-ils, il faut six fois plus de temps au vrai qu’au faux pour toucher le même nombre de personnes. La probabilité qu’une fausse information soit retweetée est 70 % plus forte. Qu’en est-il 7 ans plus tard sous l’effet d’accélération de l’intelligence artificielle ?
Le savoir transforme le conflit en débat
Dans un monde obsédé par l’instantanéité et la rentabilité, l’utilité des savoirs est en procès. Les coupables idéaux sont ceux qui produisent la connaissance et ceux qui la transmettent : chercheurs traités de militants, professeurs accusés d’endoctrinement, médias soupçonnés d’alignements partisans. Mais les vraies victimes, ce sont les citoyens. Quand les premiers sont disqualifiés, c’est souvent pour ôter du pouvoir aux seconds.
Car, si la liberté de savoir ne figure pas dans nos constitutions, difficile - sans elle - d’exercer pleinement les libertés qui y sont inscrites. Sans liberté de savoir, le citoyen perd sa liberté de comprendre, sa capacité à exercer son libre arbitre et donc à juger souverainement. Sans liberté de savoir, la liberté d’expression est une coquille vide. Dans un monde où la parole se détache du réel, où le citoyen est privé de ce qui lui permet de distinguer ce qui est prouvé de ce qui est cru, la démocratie devient vulnérable aux manipulations, à la défiance et aux passions tristes.
Alors que faire ? D’abord, nommer l’attaque. Ceux qui discréditent les savoirs et leurs « passeurs » sont ceux qui en réalité ne veulent pas les voir partagés ou bien veulent s’ériger le pouvoir d’y faire le tri : garder ce qui les sert et disqualifier ce qui les contredit.
Ensuite, résister à une fausse idée. Le savoir n’est pas une doxa. Il ne supprime pas les désaccords, il n’empêche pas la contradiction : il leur donne un cadre serein. Il transforme le conflit en débat. Il rend possible un monde commun.
Enfin, rappeler que le savoir n’est pas un privilège. Il ne peut être confisqué. Il doit être revendiqué comme une liberté populaire. Cela suppose une alliance active de tous ceux qui en partagent l’éthique et ont un rôle à jouer pour le rendre accessible. Prenons la mesure de la menace : ne devenons pas une majorité silencieuse paralysée face à l’audace et l’obscurantisme des marchands d’opinion qui sont, eux, méthodiques et déterminés.
Il y a pire que les combats perdus : il y a ceux qu’on ne voit pas se dérouler, et que l’on subit. La guerre contre le savoir est désormais déclarée. De la même manière que la République s’est fondée sur la garantie de la liberté des opinions et des croyances, il faut d’urgence défendre la liberté de chercher, de savoir et de transmettre. »
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