Genre littéraire né du croisement entre fantasy et romance, la dark romantasy attire un large public avec ses amours toxiques peuplées de vampires, de « faes » et de loups-garous, tout en questionnant le rapport au consentement.
« Enemies-to-lovers », vampires, « fuck or die », loups-garous, dubcon, faes (créatures féériques)… L’univers de la dark « romantasy » mérite un éclairage ! Mot-valise formé de l’association de deux genres littéraires, la romance et la fantasy, la romantasy se décline sur le mode « sombre » pour proposer des dark romances peuplées d’êtres fantastiques et de pouvoirs magiques. Si ces univers merveilleux ne sont pas dénués de dynamiques patriarcales, le recours aux schémas narratifs de la fantasy donne un nouvel éclairage aux relations toxiques qui font rêver certaines lectrices. Est-ce aller trop loin que d’imaginer que les crocs de vampires et les ailes de faes pourraient permettre de réconcilier dark romance et féminisme ?
Jeune ingénue recherche monstre ténébreux
Le succès des histoires d’amour unissant une humaine ou un humain à une créature fantastique débute avec la saga Twilight, de Stephenie Meyer, dans les années 2000, même si de tels récits existaient déjà dans les nouvelles gothiques du XVIIIe siècle. Certains tropes centraux de la romantasy (harcèlement, vengeance, obsession) s’y trouvent déjà. Toutefois, les convictions de Stephenie Meyer, membre de l’Église mormone, font du sexe avant le mariage l’ultime tabou de son héros Edward. Alors que le vampire scintillant se refuse à tout rapprochement physique, les monstres actuels se montrent insatiables.
Dans les dark romances, il semblerait que l’adjectif « dark » justifie l’absence de tout tabou. Tout est possible, surtout dans le domaine de la sexualité – pour le meilleur et pour le pire.
Le récit adopte le point de vue d’une héroïne humaine, facilitant l’identification d’un lectorat majoritairement féminin. Elle rencontre un ou plusieurs partenaires masculins, de nature fantastique (vampire, fae, loup-garou, démon, etc.), qui reprennent les traits du héros romantique traditionnel : beaux, forts, protecteurs, riches, jaloux, taciturnes, parfois violents. Leurs pouvoirs surnaturels servent surtout à mettre en scène des modalités originales de couple, de sexualité ou de reproduction, moteurs de l’intrigue.
Désir violent et amour toxique
La dark romantasy, sous-genre des dark romances, n’échappe pas aux critiques qui lui sont adressées. Elle met en scène des histoires d’amour violentes, des personnages moralement ambigus et des traumatismes divers et variés. Elle promet, en échange des scènes de sexe explicites, des ascenseurs émotionnels et une fin généralement heureuse. Obsession, possessivité et abus y sont la norme. Savoir si les romances ont rendu la violence amoureuse désirable ou si elles ne font que refléter la réalité reste une question sans réponse. Depuis les contes médiévaux jusqu’aux séries des années 1990, les représentations de relations malsaines ne manquent pas et traversent la société patriarcale, au-delà de la dark romance et de la fantasy.
Ce qui choque particulièrement au sujet de la dark romance, c’est que les abus sont explicites et revendiqués, plus proches d’un « Je te fais du mal, je le sais, et c’est pour ça que tu m’aimes » que d’un « Je te fais du mal, je n’ai pas fait exprès, mais tu vas m’aimer quand même ». Dans une société dite « post-#MeToo », il n’est plus crédible pour un homme de jouer l’innocent et de prétendre ne pas connaître la gravité de ses actes. La dark romance choisit alors de faire de ses héros des hommes conscients de leur violence.
S’arranger avec la culture du viol
Bien que misogynes et violents, ces récits sont majoritairement écrits par des femmes, comme l’a notamment montré H. M. Love à l’Université de Cambridge (Royaume-Uni). Les plateformes gratuites, comme Wattpad ou AO3 (Archives Of Our Own), rendent leur lecture et écriture gratuites et accessibles à toutes et à tous, hébergeant des millions d’histoires, dont des dizaines de milliers de romances érotiques.
On y retrouve les catégories #NonCon pour « non-consentement » et #DubCon « pour zone grise » (plus de 7 000 et 5 000 résultats sur Wattpad, 18 500 et 28 700 sur AO3 en 2024). Ces catégories permettent aux lectrices de savoir à l’avance dans quelle mesure le consentement de l’héroïne sera respecté dans l’histoire – en d’autres termes, de savoir si elles seront confrontées à des récits de viol.
Il est intéressant de noter que le mot central de ces recherches est celui de « consentement », même quand on recherche son absence, à l’opposé des moteurs de recherche des sites pornographiques, par exemple, qui sont des espaces virtuels pensés par et pour les hommes, dont les mots-clés se concentrent plutôt sur les violences (« abusée », « forcée », « endormie », voire directement « viol » quand le site ne l’interdit pas). Dans la dark romantasy, les lectrices savent ainsi à quoi s’attendre, ce qui prive les scènes de leur pouvoir de sidération.
Un renversement des dynamiques de pouvoir ?
L’utilisation de la fantasy et des personnages non humains permettent aux lectrices de vivre ce que certains appellent, à tort, « le fantasme du viol » et qui est plutôt une quête du lâcher-prise total, sans culpabilité. Désirer un personnage imaginaire, même violent, place le fantasme à distance des dynamiques patriarcales.
Certains tropes jouent sur le rapport conflictuel des femmes féministes aux relations amoureuses en convoquant des schémas d’attraction/répulsion entre les personnages dont la fin est toujours la même : le couple hétérosexuel bienheureux. Avec le trope enemies to lovers (de la haine à l’amour), l’histoire met en scène les nombreux mécanismes qui transforment le dégoût et la haine initiales de l’héroïne envers la créature en amour et désir.
Selon la logique interne à ces récits, le passage de la haine à l’amour, du refus à l’accord, réécrit les interactions violentes qui jonchent le récit avant sa résolution heureuse. Ce que le monstre a forcé l’héroïne à faire ne peut être vraiment répréhensible, puisqu’au fond elle en est amoureuse. Cette réécriture fonctionne aussi pour les violences sexuelles, comme si le désir ressenti par l’héroïne à la fin de l’histoire était rétroactif, faisant alors du viol une impossibilité. La sociologue américaine Janice Radway montrait déjà, en 1964, dans Reading the Romance, comment les romances parviennent à neutraliser la menace du viol en montrant une héroïne qui le désire secrètement.
Une autre dimension, spécifique à ces mondes de fantasy, paraît même renverser les rapports de domination. En effet, ces monstres charmants ont besoin de l’héroïne pour survivre : le vampire doit boire son sang ou mourir, le démon doit se repaître de son énergie vitale par un inventif rituel tantrique ou se volatiliser, le fae doit donner du plaisir à la femme qu’il aime à chaque pleine lune ou bien ses pouvoirs disparaîtront…
Les règles de ces univers rendent l’héroïne absolument indispensable, en tant qu’humaine mais aussi en tant qu’élue de leurs cœurs, à la survie même des protagonistes masculins. Dans la dark romantasy, ce n’est pas seulement l’amour de cette héroïne qui peut les sauver, mais ses faveurs sexuelles, ajoutant à l’intensité et l’inévitabilité des rapports.
On peut citer l’exemple des récits se déroulant au sein de l’Omegaverse, univers fictif peuplé à l’origine de loups-garous (de nombreuses variations de cet univers existent à présent) dont la société est hiérarchisée entre les Alpha, Bêta et Omega. L’attribution de ces fonctions, dont chacune joue un rôle bien particulier dans la reproduction de l’espèce, est biologique et survient dès la naissance. Les Alpha ont tous vocation à se reproduire avec des Omega et une fois parvenus à l’âge adulte, ils doivent s’accoupler avec une partenaire adéquate ou en mourir, selon le trope du fuck or die (baiser ou mourir).
Ces récits naturalisent le désir masculin en le reliant aux besoins viscéraux de créatures magiques, et à un agencement biologique créature/humaine, Alpha/Omega, mâle/femelle qui ne laisse pas de place au rejet. Dans le même temps, ces schémas narratifs de la fantasy renversent les rapports de pouvoir patriarcaux, car le monstre masculin et dominant a désespérément besoin de l’héroïne humaine pour survivre.
On peut alors lire les dynamiques amoureuses de la dark romantasy au prisme de la dialectique du maître et du serviteur théorisée par le philosophe Hegel : le maître ne sait pas subvenir à ses besoins sans l’aide du serviteur et en est donc totalement dépendant, tout comme le monstre ne peut survivre sans les faveurs sexuelles de l’héroïne qui possède, finalement, le pouvoir au sein de la relation amoureuse. De là à dire que la dark romantasy est féministe… ?
Marine Lambolez, Doctorante, ENS de Lyon
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.