Article du 27 décembre 2022, paru dans le média en ligne The Conversation, dans le cadre du partenariat avec l'ENS de Lyon.
Par Nicolas Taberlet, Maître de conférence en physique et Nicolas Plihon, Directeur de recherche CNRS, École normale supérieure de Lyon, Laboratoire de Physique.
Avez-vous déjà succombé au plaisir coupable de jeter une pierre sur un lac gelé, dans l’espoir de briser la couche de glace ? Sur les rives du lac Baïkal, situé en Sibérie, toute tentative est vouée à l’échec, car la glace atteint au cours des mois d’hiver une épaisseur d’un à trois mètres.
Cependant, au fil du temps, la déception initiale peut se transformer en stupeur lorsque les conditions météorologiques sont favorables : la pierre qui reposait initialement sur la surface gelée se retrouve en équilibre délicat au sommet d’un piédestal de glace. Ce phénomène rare, appelé « zen stones », en référence aux jardins japonais qui présentent des empilements de galets en équilibre, demeurait jusqu’à présent inexpliqué.
Au cours de l’hiver, l’épaisseur de la glace varie : elle peut croitre sur sa face inférieure (lorsque l’eau du lac gèle), mais elle diminue également sur sa face supérieure. Si en Europe occidentale cette diminution est due à la fonte, les conditions météorologiques particulières de la région du lac Baïkal conduisent la glace à se « sublimer ». Ce changement d’état de l’eau, peu courant dans la vie quotidienne, fait que la glace se vaporise directement dans l’atmosphère sans passer par sa phase liquide. La glace du lac Baïkal se sublime et conduit à des taux d’ablation de quelques millimètres par jour de la face supérieure du lac.
Nos travaux ont montré que la formation des pierres zen est due à l’ablation différentielle de la glace, c’est-à-dire une disparité dans sa vitesse de sublimation (et donc d’érosion) sous le galet et loin du galet. La face supérieure de la glace diminue constamment partout sur le lac mais ce processus, qui a besoin de la lumière du jour, est entravé par la présence d’un galet, dont l’ombre crée un déficit dans l’apport d’énergie solaire.
Ainsi, contrairement à une croyance répandue selon laquelle le pied pousse sous le galet, ce dernier protège la glace sur laquelle il repose, alors que le reste de la surface du lac gelé s’abaisse. Ce processus est analogue à la formation des cheminées de fée, pour lesquelles un rocher solide protège une colonne de sédiment moins résistant à l’érosion due aux pluies et au gel.
Le lac Baïkal au laboratoire
Nous avons reproduit à petite échelle la formation des pierres zen en laboratoire à l’aide d’un « lyophilisateur ». Cet appareil contient une chambre hermétique dans laquelle les faibles pression et température conduisent à la sublimation de la glace.
Un cylindre de métal de quelques centimètres initialement posé sur un bloc de glace se retrouve après quelques heures au sommet d’un délicat piédestal. Nous avons choisi d’utiliser des métaux car leurs propriétés thermiques (conductivité, capacité calorifique, émissivité) sont bien connues, mais l’expérience de laboratoire fonctionne également avec un disque de pierre naturelle.
Ce dispositif nous a ainsi permis de confirmer le mécanisme de formation des pierres zen en milieu naturel, mais également de tester différentes configurations, de façon rapide et reproductible grâce à un taux de sublimation près de dix fois plus rapide au laboratoire. La présence de la dépression observée sous les galets naturels est due à un effet subtil absent de nos expériences de laboratoire.
En effet, le galet (mais aussi la glace) possède une température supérieure au zéro absolu et émet ainsi un rayonnement électromagnétique. Mais, alors que le rayonnement solaire est majoritairement émis dans les longueurs d’onde visibles, celui provenant du galet est maximum dans l’infrarouge lointain, pour des longueurs d’onde autour de 10 micromètres. Dans nos expériences, le disque métallique et la glace sont à la même température et leurs émissions dans le domaine de l’infrarouge se compensent. Inversement, sur le lac Baïkal, le galet peut avoir une température plus élevée que la glace, pendant une partie de la journée. Ainsi, cette source d’énergie supplémentaire accélère la sublimation au voisinage du galet et conduit à la dépression dont le contour épouse celui de la pierre.
Les pierres zen sont des phénomènes aussi rares qu’éphémères. En effet, le processus de sublimation, même s’il est fortement ralenti sous la pierre, conduit le pied à s’affiner indéfiniment jusqu’à ce que le galet chute. La durée de vie de ces structures sur le lac Baïkal est de l’ordre de deux à trois semaines, et seuls quelques privilégiés ont la chance d’assister à ce spectacle.
Nicolas Taberlet, Maître de conférences en physique, ENS de Lyon et Nicolas Plihon, Directeur de Recherche CNRS, ENS de Lyon
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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