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Actualité de l'ENS de Lyon

Dans la "fabrique" du rock alternatif

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Actualité
 

Article issu de la Lettre de l'InSHS Arts et littérature, avec leur aimable autorisation.


En tant qu’acteur de cette scène punk depuis 1977 et en tant qu’auteur-compositeur des groupes Bérurier Noir, Molodoï et Anges Déchus entre 1983 et 2006, François Guillemot, désormais historien et analyste de sources à l’Institut d’Asie Orientale a accumulé toute une documentation sur et autour de la « fabrique » de cet univers musical, à la fois politique et culturel. Cette documentation personnelle balaie une période allant de 1977 à 2020 : elle retrace la genèse punk de Bérurier Noir, puis la participation de François Guillemot à d’autres formations musicales, jusqu’à la succincte, mais importante reformation de Bérurier Noir entre décembre 2003 et mai 2006. Au-delà de Bérurier Noir, c’est toute une scène qui surgit de l’oubli.


Dans les années 1980-1990, pendant une bonne décennie, un mouvement culturel indépendant et auto-organisé de la jeunesse est apparu sur le devant de la scène médiatique. Ce mouvement dit « rock alternatif » est né sur les décombres de l’explosion punk en France (1976-1979). Il s’est manifesté partout en France à travers des groupes musicaux, des productions musicales et artistiques, des concerts, des lieux autogérés souvent en marge du système classique. Son expression artistique musicale était protéiforme alliant culture populaire française, performance avant-gardiste et punk rock anglo-saxon. Le groupe Bérurier Noir, né au sein de cette mouvance en février 1983, est devenu en quelques années, grâce à une popularité inattendue, le porte-drapeau d’une forme de rébellion artistique prônant une indépendance totale face aux majors de l'industrie musicale et affichant une volonté de contrôler entièrement son destin artistique sur l’exemple d’autres expériences européennes post-punk anarchisantes issues des squats et des marges, comme les groupes et collectifs Crass en Grande-Bretagne ou The Ex aux Pays-Bas. Pour faire connaître cette expérience, deux membres du groupe, FanXoa, chanteur et auteur-compositeur-interprète, et Masto, saxophoniste et photographe, ont versé leurs archives au département de la musique de la BnF à l’été 20211
 

Des réseaux et des musiques au pluriel

Dans toute la France, un réseau de groupes musicaux, disquaires, tourneurs, illustrateurs, activistes s’est mis en place pour accompagner et soutenir ce formidable mouvement créatif. Sur le plan musical, la grande diversité des styles, allant du bal musette expressionniste du duo Les Endimanchés au punk rock de Parabellum en passant par le reggae-dub de Babylon Fighters, toute une expression musicale s’est exprimée, ralliée par cette idée d’auto-organisation et de maîtrise de son destin musical. De nombreux labels sont apparus défendant chacun leurs groupes dans un esprit plus ou moins concurrentiel, mais ont souvent mué par cette même volonté d’indépendance face aux majors : on peut citer les labels V.IS.A. (Visuel Information Son archives), Rock Radical Records devenu Bondage Records, Boucherie Productions, Gougnaf Mouvement, Kronchtadt Tapes, Chaos Productions… Les studios d’enregistrement WW et Garage sont devenus mythiques, ainsi que des salle de concerts et des associations : l’Usine Pali-Kao à Paris, Rock à l’Usine à Montreuil, Emmetrop à Bourges… Le distributeur indépendant New Rose et un maillage de disquaires dans toute la France ont permis d’acheminer ces nouvelles productions à la portée d’un public jeune.

Affiches des Berurier Noir
De gauche à droite : Concert à Liège (Belgique), 15 mai 1988 ; Concert Géronimo. Toulouse, 5 novembre 1985 ; Couverture du fanzine basque Patxaran, 1987. Photo du concert de Bayonne le 7 février 1987 FanXoa.


Une culture de l’écrit et du graphisme

Pour exprimer les idées et les combats politiques, culturels et sociaux de ce vaste mouvement culturel, un réseau important de fanzines et de presse alternative s’est constitué en parfaite autonomie de production sur le mode du Do It Yourself. Bien avant l’avènement d’Internet, avec de la colle, des ciseaux, des agrafes, des machines à écrire et des photocopieuses, une intense production de fanzines a vu le jour et a pu être diffusée lors des concerts ou chez les disquaires indépendants2. Les groupes produisent eux-mêmes leurs propres récits comme Bérurier Noir avec le Mouv’ment d’la Jeunesse (MDLJ) ou La Souris déglinguée avec Lima Sierra Delta. Presse alternative politique et fanzines dédiés à la musique punk, affiches, flyers, une contre-culture est désormais à portée de mains. Cette explosion d’idées et d’actions depuis l’émergence du punk en 1976 n’avait jamais été étudiée en France de façon globale et sur plusieurs décennies.  
 

Un sujet d’étude incontournable

En 2013, le projet de recherche francois.guillemot [at] ens-lyon.fr (PIND) (Punk Is Not Dead, une histoire de la scène punk en France, 1976-2016) porté par l’Agence nationale de la recherche (ANR) et le CNRS, et coordonné par Solveig Serre et Luc Robène3, s’est attelé à la tâche pour, d’une part, mettre fin à l’invisibilité de cette mouvance dans la recherche et, d’autre part, démontrer toute l’importance qu’il y a à étudier les marges pour comprendre le fonctionnement, l’évolution et les enjeux d’une société4. En clair, ce qui s’est passé en France sur le plan culturel depuis 1976, à Paris et dans les banlieues comme en province, revêtait une grande importance autant sur les plans historiques, sociologiques, anthropologiques que musicologiques ou artistiques. Cette recherche, encore en cours, a mené le PIND à interroger des thématiques plus spécifiques sur le genre, les squats, la violence, l’idéologie, la sexualité, la dimension internationale du punk5. En tant qu’acteur de cette scène punk depuis 1977 et en tant qu’auteur-compositeur des groupes Bérurier Noir, Molodoï et Anges Déchus entre 1983 et 2006, François Guillemot, désormais historien et analyste de sources à l’Institut d’Asie Orientale (IAO, UMR5062, CNRS/ENS Lyon/Université Lumière Lyon 2/Sciences Po Lyon), avait accumulé toute une documentation sur et autour de la « fabrique » de cet univers musical, à la fois politique et culturel. Cette documentation était toutefois fragile et sujette à une possible disparition au fil du temps. À la faveur d’une journée d’études organisée le 11 mars 2022 à la BnF, l’historien a pu expliquer comment elle avait miraculeusement survécu à de multiples circulations en France et au Canada ou à des cambriolages et divers dangers d’inondations6. Dans le but de nourrir toutes ces recherches, sur un sujet autrefois relativement méprisé, il a ainsi souhaité en faire don à la BnF. 

Affiche "Oh Jeunesse indochinoise, lève le drapeau de l'espoir du Laos et du Cambodge, du Vietnam, des droits de l'homme"
Affiche Opération Sampan en faveur des réfugiés indochinois, 1988. Photo : François Guillemot.

 

Donner pour la recherche et transmettre une expérience

Le 14 janvier 2021, Benoît Cailmail, adjoint au directeur du département de la Musique à la BnF, contacte François Guillemot pour lui demander s’il possédait quelques archives personnelles en tant qu’auteur-compositeur-interprète-producteur. Il s’agissait pour la BnF d’introduire dans ses prestigieuses collections de musique « savante » des archives représentatives de toute la création musicale en France. Lors du premier rendez-vous organisé à Lyon, l’historien n’imaginait pas encore la somme des documents en sa possession. Cette documentation personnelle balaie une période allant de 1977 à 2020 : elle retrace la genèse punk de Bérurier Noir, puis la participation de François Guillemot à d’autres formations musicales, jusqu’à la succincte, mais importante reformation de Bérurier Noir entre décembre 2003 et mai 2006 ; elle compile également des bribes d’activités musicales du musicien avec d’autres groupes, comme la récente collaboration avec le duo féminin Mansfield.TYA sur le titre « Les filles mortes ». Au-delà de Bérurier Noir, c’est toute une scène qui surgit de l’oubli.  
 

Préserver ou détruire  ?

Au sein même du groupe Bérurier Noir — composé du trio Fanfan, Loran et Masto — s’est posé la question de ce don à la BnF : les archives d’un groupe punk indépendant de tous pouvoirs et s’étant exprimé sur la question de l’État devaient-elles rejoindre une institution étatique ? Ne fallait-il pas faire comme le fils du couple mythique Malcom McLaren/Vivienne Westwood : tout jeter aux flammes dans un brasier festif, ultime bras d’honneur à l’establishment7 ?

L’avis de François Guillemot sur la question était plus nuancé. Son parcours personnel et sa vision du service public l’empêchaient d’aller dans ce sens d’autant plus qu’il avait constitué personnellement cette documentation et l’avait conservée chez lui pendant plusieurs décennies. Après l'autodissolution du groupe en 1989, son travail d’historien lui avait appris l’importance des archives pour analyser un phénomène. Il était convaincu que cette documentation méritait donc d’être préservée autant que possible et de nourrir la recherche en France. D’autres exemples de préservation aux États-Unis faisaient référence. Par exemple, la conservation des fanzines et textes du mouvement féministe musical des Riot Grrrls dans les années 1990 pouvait servir de modèle8.  
 

Intérêt pour la recherche

Cette collection, toujours en cours de traitement, se compose d’un large spectre de matériaux aussi divers que des costumes de scène, des masques et accessoires, des dossiers de presse, des revues musicales, des fanzines, des partitions, des brouillons et carnets de notes, des contrats des concerts, des photographies, des affiches, des productions musicales sous toutes sortes de supports : disques, K7, CD, VHS. On y trouve aussi des agendas et des documents juridiques soumis à un embargo de trente ans et à des autorisations spécifiques. Que faire d’une telle somme de documents ? La constitution de ce fonds foisonnant est une invitation à ouvrir de nouveaux champs de recherche en musicologie, codicologie et, plus largement, en sciences humaines et sociales. Tant que les activistes de ce mouvement culturel d’envergure seront encore de ce monde, il ne faudra pas hésiter à les solliciter pour croiser les sources et compléter ces fonds d’archives d’un type nouveau.

Cartons d'archives
Cartons d'archives en partance pour la BnF, 17 juin 2021 © FanXoa
Fonds/Collection Guillemot, François (a.k.a Fanfan / Fanxoa)

 

Notes de bas de page  
1. Voir à ce sujet : Cailmail B. 2021, « Les Bérus posent leurs malles à la BnF », Chroniques, n°92.  
2. La conservation de cette presse se poursuit à la Fanzinothèque de Poitiers, fondée en 1989 et rassemblant plus de 60 000 documents.  
3. Solveig Serre est directrice de recherche CNRS au Centre d'études supérieures de la Renaissance (CESR, UMR7323, CNRS / Université de Tours /  
Ministère de la Culture). Professeur à l’université de Bordeaux, Luc Robène est membre du laboratoire Théorie et histoire des arts et des littératures  
de la modernité (THALIM, UMR7172, CNRS / Université Sorbonne Nouvelle).  
4. Voir à ce sujet la courte présentation vidéographique : « La grande histoire du punk », CNRS Images, 2019.  
5. Voir le très riche site du projet PIND rassemblant colloques, journées d’études thématiques, ressources, monographies.  
6. Voir à ce sujet sur le site de la BnF : « Les archives de Bérurier Noir à la BnF : un joyeux merdier ? » 
7. Voir à ce sujet : Robène L., Serre S. 2017, « Anarchy in the musée. De la délicate muséographie des marges », La lettre de l’InSHS n°50, pp.27-50.  
8. Voir le documentaire de Sonia Gonzalez : « Riot Grrrl. Quand les filles ont pris le pouvoir » (Arte France / Point du Jour, 2014)  
 

Retrouver cet article dans la lettre de l'INSHS n°83

Consulter le fonds sur le site de la BnF

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