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Pourquoi la science des fluides est au cœur des défis du 21e siècle

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Article du 19 juin 2023, paru dans le média en ligne The Conversation. Par Mickaël Bourgoin, directeur de recherche CNRS en hydrodynamique au Laboratoire de Physique à l'ENS de Lyon.

Le monde dans lequel nous vivons, à commencer par l’air et l’eau qui nous entourent et le soleil qui nous éclaire et nous réchauffe, ainsi que l’écrasante majorité de la matière de l’univers sont fluides. La science des fluides permet d’y voir plus clair dans la plupart des phénomènes naturels ou vivants à la surface de la Terre, mais aussi dans la quasi-totalité des activités humaines, de la santé à l’industrie en passant par les transports et l’énergie… et de leur impact sur le climat et l’environnement.

Ainsi, une étude britannique réalisée en 2021 estime par exemple l’impact des avancées de la recherche sur la science des fluides à 16 milliards d’euros et 45 000 emplois directs et plus de 500 000 emplois indirects, dans plus de 2000 entreprises du Royaume-Uni.

Mais, alors que les équations qui gouvernent la dynamique des fluides sont connues depuis 200 ans, cette science achoppe encore sur leur complexité mathématique phénoménale. À ces équations très générales, on ne sait donner de solutions générales et on résout actuellement les problèmes au cas par cas. Mais les avancées en informatique et en imagerie ultra-résolue pourraient changer la donne dans la prochaine décennie.

La traînée aérodynamique, ou pourquoi rouler moins vite permet de faire des économies d’énergie (même si on roule plus longtemps)

Un exemple emblématique et quotidien de l’importance de la science des fluides est la traînée aérodynamique. Cette force qu’exerce un fluide sur tout objet s’y déplaçant, nous la ressentons pleinement lorsque nous sortons la main en roulant sur une route de campagne, ou lorsque nous pédalons face au vent. Elle s’oppose au mouvement : l’air « résiste » à notre passage. Elle représente l’une des principales causes de la consommation énergétique de nos véhicules, qu’ils soient terrestres, aériens ou maritimes.

schéma du corps d’un cycliste et de la trainée aérodynamique correspondante
Le sillage aérodynamique est un élément clef pour améliorer le rendement des moyens de transport. Les nouvelles techniques d'imagerie à haute résolution permettent aujourd’hui de visualiser la dynamique des écoulements tridimensionnelles complexes se développant dans les sillages. Constantin Jux, Andrea Sciacchitano, Jan F. G. Schneiders et Fulvio Scarano dans la revue Experiments in Fluids, 2018, CC BY

En effet, un résultat majeur de la science des fluides dicte que la puissance instantanée dissipée par cette résistance aérodynamique (l’énergie que l’on doit dépenser à tout instant pour combattre la résistance de l’air) augmente très fortement avec la vitesse. Techniquement, elle augmente avec le cube de la vitesse. Donc réduire sa vitesse de moitié permet d’abaisser d’un facteur huit la consommation instantanée du véhicule. Ainsi, bien que rouler deux fois moins vite implique de rouler deux fois plus longtemps pour parcourir la même distance, la consommation totale intégrée sur la durée du trajet sera alors réduite d’un facteur quatre. Le simple fait de réduire de 10 % sa vitesse (par exemple en roulant à 117 km/h eu lieu de 130 km/h) permet de diminuer de 30 % les pertes aérodynamiques instantanées et de 20 % les pertes intégrées sur la totalité d’un trajet.

Les conséquences énergétiques (et donc écologiques et économiques) de cette simple « loi cubique » de l’aérodynamique sont sans appel : rouler moins vite permet de faire des économies d’énergie même si on roule plus longtemps.

La relation cubique entre la vitesse et la puissance est également à la base de l’efficacité de la production d’énergie éolienne et hydrolienne qui croît également comme le cube de la vitesse du vent ou du courant.

La turbulence des fluides : une mise en abîme tourbillonnaire

Cette loi cubique n’est qu’une des manifestations des écoulements dits turbulents. Bien qu’elle soit le plus souvent invisible, la turbulence est omniprésente, à cause de la très faible viscosité des fluides qui nous sont les plus familiers : l’eau et l’air.

imagerie de fluorescente de volutes
Le mélange de deux fluides implique des tourbillons d'échelles très différentes - comme avec volutes de fumée de tabac par exemple. Ici, grâce à l'imagerie de fluorescence, on ne visualise qu'une tranche laser d’un processus 3D, ce qui permet de mieux appréhender les structures imbriquées de la cascade. Mickael Bourgoin, ENS Lyon, Fourni par l'auteur

Qui ne s’est jamais émerveillé devant des volutes de fumée, en observant les remous d’une rivière, en mélangeant des colorants en cuisine ou en contemplant les images des tourbillons à la surface de Jupiter ?

La prochaine fois que vous observerez l’un de ces phénomènes, soyez attentifs à la façon dont les tourbillons s’imbriquent les uns dans autres : les grands tourbillons transportent les plus petits tourbillons, dans une sorte de mise en abîme que les scientifiques appellent cascade turbulente.

 

 

Léonard de Vinci avait déjà remarqué l’universalité de cette organisation dans les écoulements turbulents, mais 500 ans plus tard, la compréhension de cette dynamique multiéchelle et aléatoire (mais non complètement désordonnée) de la turbulence reste l’un des plus grands mystères et l’un des principaux défis de la science contemporaine.

Malgré la complexité des phénomènes physiques sous-jacents, nous acquérons dès le plus jeune âge un savoir empirique nous incitant à « touiller » pour mélanger. Sans le savoir, nous déclenchons ainsi la turbulence. Nous lui devons aussi la dispersion et la dilution des polluants et des aérosols anthropiques dans l’atmosphère, sans lesquelles nos villes seraient irrespirables.

Nous ne sommes en revanche toujours pas capables de prédire comment les mouvements très intermittents de la turbulence (qu’elle soit atmosphérique, océanique, industrielle, etc.) sont capables de déclencher des événements extrêmes et des changements drastiques du comportement à grande échelle des écoulements.

Le détournement spontané du Gulf Stream (scénario du film Le Jour d’après), la modification du mouvement du noyau externe de la Terre (scénario du film Fusion), l’apparition soudaine d’une tornade, la perte soudaine de la portance d’une aile trop inclinée sont des exemples de ces transitions brutales et extrêmes, que les scientifiques observent également dans leurs expériences et simulations numériques, mais que nous n’arrivons pas à prédire.

Les enjeux liés à la compréhension de la turbulence sont donc de taille et conditionnent notre capacité à espérer un jour être en mesure de prédire l’imprévisible, d’anticiper plus finement le dérèglement climatique et ses conséquences, d’améliorer la sécurité de nos installations industrielles et énergétiques, et plus généralement d’innover dans tous les secteurs d’activités où interviennent les fluides, depuis les biotechnologies jusqu’au développement des industries, des énergies et des transports verts de demain.

Les nanofluides : un immense potentiel aux plus petites échelles

flux expérimental
Expérience imitant le flux de fluide dans un sol avec des grains de tailles très différentes. Le flux est visualisé grâce à des particules fluorescentes. Dorothee Luise Kurz, ETH Zurich, CC BY-NC-ND

La science des fluides est cruciale aussi pour maîtriser des écoulements confinés à très petite échelle, comme ceux qu’on rencontre dans nos vaisseaux sanguins, dans nos cellules, ou dans le sol.

La « microfluidique » a connu un essor fulgurant au tournant du XXIe siècle, révolutionnant la technologie des laboratoires sur puce, et de leurs applications à la chimie analytique, la biologie et la médecine, telle que l’étude de l’ADN et ses mutations par exemple.

L’heure est à présent à la « nanofluidique », étudiant les écoulements à l’échelle du millionième de millimètre. La maîtrise de ces écoulements est complexe, car la nanofluidique se trouve à la frontière d’une description continue des fluides et de la nature moléculaire et atomique, voire quantique, de la matière. Elle ouvre pourtant aujourd’hui des perspectives technologiques très prometteuses, par exemple vers des applications à la production d’énergie renouvelable par des flux osmotiques, entre des réservoirs d’eau douce et d’eau salée, à travers des nanopores dans des membranes spécialement conçues.

microscopie de flux à l’échelle micrométrique
Le fluide rouge est utilisé pour focaliser le flux de fluide vert (qui coule de droite à gauche), jusqu’à une épaisseur d’environ 20 micromètres. Ihor Panas, Wikipedia, CC BY

Le paradoxe de la théorie des fluides

Mais malgré ce rôle central des fluides dans notre vie et notre univers, et alors que nous célébrons cette année le bicentenaire de l’établissement des équations maîtresses de la dynamique des fluides (dites « de Navier-Stokes »), leur utilisation reste encore limitée en pratique. Pour certains fluides, comme les nanofluides ou les fluides dits complexes (rhéoépaississants, rhéofluidifiants, etc.), la théorie doit notamment être complétée par une compréhension raffinée de leurs propriétés physiques particulières (souvent passionnantes). Mais les limitations de la théorie des écoulements fluides sont avant tout mathématiques, même pour les fluides simples les plus courants comme l’eau et l’air.

En effet, les équations de Navier-Stokes sont réputées exactes pour décrire de manière très générale les écoulements des fluides simples dans presque toutes les situations, mais leur complexité mathématique est telle que leur résolution mathématique n’est possible en pratique que dans un nombre très restreint de situations. À tel point que les scientifiques se posent encore des questions profondes sur l’existence et la nature même de leurs solutions.

simulation numérique d’écoulement turbulent
Simulation numérique à toute petite échelle et dans des conditions idéalisées d’un écoulement turbulent de deux fluides de viscosité différente (bleu et rouge). Cette simulation, avec une précision d’environ 100 milliards de nœuds de maille, a nécessité l’utilisation de 80 millions de cœurs de CPU pendant 7 jours en continu, afin de simuler l’équivalent de quelques secondes d’écoulement. M. Gauding

On pourrait croire que, disposant aujourd’hui d’ordinateurs ultra-puissants, nous sommes capables de résoudre numériquement ces équations à défaut de pouvoir la résoudre analytiquement. Mais on se heurte en fait à deux difficultés quasiment insurmontables, liées à deux propriétés fondamentales des équations de Navier-Stokes : leur nature non locale et non linéaire.

La non-localité implique qu’il n’est pas possible de connaître l’état d’un fluide à un endroit donné sans connaître sa dynamique partout ailleurs (du moins sur une étendue suffisamment vaste autour de la zone d’intérêt) : la météo au-dessus de l’hexagone est ainsi affectée par l’anticyclone des Açores. Prédire un écoulement à un endroit donné d’un système requiert donc de résoudre les équations sur l’ensemble du système.

La non-linéarité est à l’origine de la turbulence et de la formation de tourbillons erratiques de toute taille, la cascade turbulente. La gamme d’échelles entre les plus petits et les plus grands tourbillons peut s’avérer pharaonique : dans l’atmosphère par exemple, des tourbillons existent depuis les échelles millimétriques, jusqu’à des cyclones et anticyclones pouvant atteindre de milliers de kilomètres.

Pour ces raisons, pour simuler de nombreux écoulements (industriels et naturels) de façon réaliste, il faudrait des ordinateurs bien plus gros que ceux disponibles de nos jours. À titre d’exemple, une simulation directe de la basse atmosphère nécessiterait 5 milliards de milliards de milliards de nœuds de maille alors que les plus gros calculateurs au monde, comme le supercalculateur Jean Zay en France, ne sont capables de résoudre raisonnablement les équations de Navier-Stokes « que » sur un maillage comprenant de l’ordre de mille milliards de nœuds de maille).

Ainsi, bien qu’elle soit connue depuis deux siècles, la théorie du mouvement des fluides est en pratique difficilement exploitable en l’état.

Une science amenée à se renouveler en permanence

Des approches alternatives sont donc indispensables. Elles sont basées sur l’expérimentation, sur l’observation, et plus récemment sur les méthodes d’intelligence artificielle.

Le développement d’outils prédictifs et préventifs, tractables sur nos calculateurs, passe par la mise au point de « modélisations réduites » pour lesquelles le nombre de points de maille nécessaires est considérablement réduit par rapport à ceux requis pour une simulation numérique directe des équations de Navier-Stokes. Ces modèles s’appuient sur ces équations maîtresses, mais ne résolvent explicitement que les plus grandes échelles de la cascade turbulente. La contribution des plus petites échelles est décrite de manière globale par à un nombre restreint de paramètres (par exemple sous la forme d’une viscosité, d’une diffusivité, d’un forçage… effectifs) qu’il s’agit de déterminer au cas par cas par des recherches approfondies sur les phénomènes physiques sous-mailles et de leur impact à grande échelle.

une modélisation des océans terrestres
Les modélisations du climat doivent inclure des échelles très différentes pour prendre en compte les mécanismes pertinents à la surface de la Terre – ici la température des océans et leur vorticité sont modélisées, mais seules les échelles supérieures à 100 kilomètres sont vraiment résolues et l’ensemble des processus se déroulant à une échelle plus fine sont décrits par des modèles approchés – convection, nuages, vagues, couplage avec le relief, couplage océan/atmosphère, etc. Los Alamos National Lab, CC BY-NC-ND

Ces modélisations, par essence parcellaires, sont en permanence ajustées et améliorées à mesure que les besoins évoluent et que notre capacité à tester les modèles et décrire les phénomènes des petites échelles à partir de données expérimentales, observationnelles et numériques se perfectionne.

La révolution de l’imagerie numérique à haute cadence et à haute résolution de la dernière décennie, des technologies neuromorphiques, l’évolution constante des supercalculateurs (y compris la révolution attendue de l’ordinateur quantique) et les méthodes novatrices basées sur l’apprentissage et l’intelligence artificielle laissent entrevoir des avancées spectaculaires quant à nos capacités à mesurer, modéliser et prédire la dynamique des fluides, indispensables aux ruptures requises pour affronter les grands enjeux sociétaux du moment : la transition écologique et énergétique, le climat et la santé.The Conversation

Mickael Bourgoin, Directeur de recherche CNRS en hydrodynamique au Laboratoire de Physique à l'ENS de Lyon, École Normale Supérieure de Lyon

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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