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« Bloquons tout » est-il vraiment la saison 2 des gilets jaunes ?

Manifestation dans la rue
Actualité

Article du 7 septembre 2025, paru dans le média en ligne The Conversation, dans le cadre du partenariat avec l'ENS de Lyon. 
Par François Buton, directeur de recherche au CNRS, ENS de Lyon, et Emmanuelle Reungoat, maîtresse de conférences en science politique, Université de Montpellier.

Contestation sociale et crise politique. Entre échos des luttes récentes et crispations politiques persistantes, « Bloquons tout » révèle les fragilités d’un système représentatif confronté à des colères sociales multiples.

Lancé en juillet, le « mouvement du 10 septembre » ou « Bloquons tout » est l’objet de toutes les attentions de la part de la société, du gouvernement, de la classe politique, des médias, des renseignements territoriaux. Plusieurs éléments de ce mouvement font à l’évidence écho avec celui des gilets jaunes, survenu en novembre 2018. Il s’agit d’une mobilisation par en bas, lancée par différents groupes déjà organisés mais amplifiée par les réseaux sociaux (surtout Telegram), sans leadership mais structurée par des sites Internet (Indignons-nous et Les essentiels qui témoignent d’emblée d’une forte hétérogénéité entre des contestataires plutôt souverainistes et défenseurs d’une France chrétienne et d’autres se réclamant de la gauche radicale.

L’opposition au projet de budget

Si la mobilisation présente des revendications nombreuses, plus ou moins élaborées, elle est à première vue motivée par le pouvoir d’achat et la dénonciation des inégalités : l’opposition au projet de budget du premier ministre François Bayrou, dénoncé pour faire payer le fardeau de la diminution du déficit (40 milliards d’euros d’économie) aux travailleurs, aux chômeurs, aux salariés, aux précaires, aux malades, fait écho au sentiment d’injustice des gilets jaunes à l’annonce d’une nouvelle taxe sur le carburant. Le projet de loi de finances est critiqué par l’ensemble des forces politiques opposées au gouvernement, et semble mal reçu par la population, qui soutient le mouvement à venir, si l’on en croit une enquête par sondage réalisée les 20 et 21 août (Toluna Harris Interactive pour RTL) et abondamment citée.

Ainsi, 59 % des Françaises et des Français soutiennent l’objectif de réduction des dépenses publiques, mais 63 % soutiennent le mouvement (70 % se disent favorables à des manifestations, 58 % à des blocages), 75 % s’opposant à la suppression de 2 jours fériés et 71 % se disant favorables à une « contribution de solidarité payée par les Français les plus aisés ». Depuis plusieurs semaines, l’organisation d’assemblées locales, la production de carte des rassemblements à venir, la variété des modes d’action envisagés (de la désobéissance civile au blocage de lieux de production) rappellent aussi la mobilisation de 2018.

Les gilets jaunes, et autres luttes

La comparaison avec les gilets jaunes fait donc sens, et ne manque pas d’être faite dans les commentaires : les gilets jaunes sont dans « toutes les têtes », comme modèles positifs ou négatifs, comme motifs d’espoir ou d’inquiétude. Pour nous qui avons longtemps travaillé sur ce mouvement, le rapprochement est pertinent mais délicat à manier. La comparaison terme à terme ne doit pas faire oublier l’historicité des luttes : les gilets jaunes sont un précédent, les protestataires potentiels du 10 septembre ont pu y participer, acquérir des savoir-faire protestataires, et tirer des enseignements quant à l’efficacité des actions du mouvement, de ses limites ou impasses, de sa durée ou encore de la répression subie.

Mais l’histoire des luttes est riche d’autres contestations, antérieures (Nuit debout), et surtout postérieures à 2018 : manifestations monstres de l’opposition à la réforme des retraites, manifestations des agriculteurs (certains « en bonnets jaunes »), occupations contre des projets autoroutiers (A 69) ou agricoles (Sainte-Soline), grèves diverses, mouvement d’opposition au pass sanitaire, ou encore, pétition elle aussi monstre (plus de 2 millions de signataires) contre la loi Duplomb en juillet dernier. Il est donc nécessaire de faire la part des apprentissages respectifs de toutes ces mobilisations dans ce qui se prépare pour le 10 septembre en différents points du territoire.

La comparaison des « profils » des gilets jaunes et des « bloqueurs » potentiels n’est pas plus facile à mener, non seulement parce qu’on ne connaît par définition pas encore les bloqueurs, mais au mieux une partie de celles et ceux qui se mobilisent sur les réseaux sociaux et qui acceptent de répondre à des questionnaires, ou celles et ceux qui se réunissent dans des assemblées, mais aussi parce qu’il reste à définir qui a été Gilet jaune avant d’en présenter les profils.

Les Gilets sont là, mais pas tous

Dans nos propres enquêtes, nous avons par exemple choisi de nous intéresser à des « super Gilets », des primocontestataires le plus souvent, engagés intensément (parfois à corps perdus), et longtemps (certaines et certains le sont encore !) dans un groupe local. Ces Gilets ne sont pas représentatifs de l’ensemble du mouvement, où d’autres étaient des militants plus expérimentés, et dont la grande majorité n’a participé qu’à quelques actes ou assemblées : des enquêtes estiment à 3 millions le nombre de citoyennes et de citoyens ayant participé à au moins une action gilet jaune en 2018-2019.

Quand nous les contactons pour leur demander ce qu’ils pensent de « Bloquons tout », ce qu’ils font et envisagent de faire, les réponses sont très variables. Certains, parés de leur gilet, ont investi les assemblées locales ou les boucles Telegram comme ils l’ont fait dans la plupart des contestations depuis 7 ans ; d’autres au contraire suivent de près ou de loin, attendant de voir, écœurés par la supposée « récupération » politique, sceptiques quant aux chances de succès d’une contestation de plus dans la rue, ou refroidis par le manque de soutien de la population et la dureté de la répression, y compris judiciaire, lors du mouvement de 2018 (« que les autres se mouillent »).

Bien des attitudes sont possibles, que nous pouvons expliquer finement dans chaque cas, mais dont nous savons qu’ils et elles ne représentent pas tous « les » gilets jaunes. Une chose est sûre : des gilets jaunes sont là, et d’autres sont prêts à participer.

Mais une différence majeure avec les gilets jaunes, précisément en raison de leur antériorité, réside dans l’hyper attention médiatique à l’œuvre depuis quelques semaines pour le mouvement « Bloquons tout ». Tout en oubliant de mentionner la défiance immense des contestataires à leur égard (gageons que le thème reviendra avec les premières manifestations), les médias couvrent massivement la préparation, en lui posant les questions habituelles : qui sont les bloqueurs, qui peut incarner le mouvement voire en être les leaders, qui se « cache derrière », que veulent-ils, à quoi s’attendre, voire que craindre ? Or, l’hyper attention médiatique a sans doute eu pour effet de bousculer les responsables politiques et syndicaux de tous bords, quand ils et elles n’avaient pas pris les devants.

Au-delà de la « récupération »

Une autre différence majeure avec 2018, où les partis et les syndicats avaient ignoré, voire condamné le 17 novembre, réside en effet dans la précocité de la politisation de la contestation qui vient. Le terme, qui a plusieurs sens, ne désigne pas pour nous la « récupération » du mouvement par telle ou telle force politique – expression largement employée, mais qui relève d’une catégorie politique stigmatisante. Il renvoie à l’idée que l’ensemble des forces du champ politique s’accordent, au-delà de leurs différences, pour redéfinir le mouvement et ses revendications comme politique, c’est-à-dire comme relevant de « la » démocratie politique (les élus et les partis) et de « la » démocratie sociale (les syndicats). D’un côté, les confédérations appellent à une autre « mobilisation massive » le 18 septembre, amplifiant les grèves annoncées çà et là ; de l’autre, depuis la « rentrée politique » des universités d’été, mi-août, les responsables de partis se prononcent en soutien ou contre le mouvement et discutent de la légitimité de ses revendications et de ses modes d’action.

Le coup politique le plus spectaculaire revient évidemment au premier ministre François Bayrou qui annonce le 25 août engager la responsabilité de son gouvernement en demandant un vote de confiance à l’Assemblée le 8 septembre sur son projet contesté de loi de finances. Cette décision spectaculaire permet en effet à l’agenda proprement politique de repasser au premier plan : éloges ou critiques du geste (un retour à la démocratie parlementaire pour Jean-Luc Mélenchon), consultations diverses et variées, prises de position sur tel ou tel point du projet (notamment la suppression de deux jours fériés). Le rejet de la confiance, qui est acquis, va faire entrer le pays dans une crise politique voire institutionnelle susceptible d’occuper l’agenda médiatique au détriment de la « crise » sociale.

Tout se passe donc aujourd’hui comme si les élus reprenaient la main au détriment des citoyennes et citoyens ordinaires. La dernière petite phrase de François Hollande ( « Je ne peux pas m’associer à quelque chose que je ne maîtrise pas » révèle à cet égard une forme d’inconscient de la classe politique, qui dit « entendre l’exaspération », mais n’entend s’engager que dans ce qu’elle maîtrise, à savoir les jeux politiques et institutionnels, et ne donner la parole au peuple que sous la forme du suffrage électoral.

Les mouvements sociaux comme forces de proposition

Ce faisant, les élus font preuve d’un aveuglement qui ne laisse pas d’étonner. Une autre leçon du mouvement des gilets jaunes, en effet, c’est qu’il a profondément transformé ses primocontestataires sinon en militants, du moins en citoyens ayant le sentiment d’être enfin dignes d’être entendus, capables de débattre et de se prononcer sur les sujets politiques et même institutionnels (le RIC) qui engagent le pays, et refusant de se contenter de glisser un bulletin de vote dans l’urne tous les cinq ans.

Ce qu’on lit aujourd’hui sur les boucles Telegram ou ce qu’on entend dans les premières assemblées locales atteste la même résolution à ne pas se faire infantiliser et renvoyer à son labeur quotidien en vertu d’un défaut supposé de « titres à parler » (Jacques Rancière). La défiance à l’égard des élus nationaux, forte en 2018, l’est encore plus aujourd’hui : les fameuses « cotes de popularité », pour autant qu’elles aient la moindre signification, indiquent que les opposants les plus « populaires » ont la confiance d’au mieux un citoyen sur trois.

On peut douter que les petits jeux d’une crise institutionnelle et politique fascinent les Français, puisque les gouvernants ne les écoutent ni quand ils manifestent massivement (contre les retraites), ni quand ils votent contre une majorité (en 2024, qui n’est pas sans rappeler le référendum de 2005), et répondent par des conférences citoyennes ou grands débats dont ils ignorent les résultats et par une répression de plus en plus violente.

Dans ce contexte, « Bloquer tout » peut signifier bien des choses : pour certains, c’est mettre le chaos dans un pays pourtant « déjà bloqué ; pour d’autres, ce qui pose problème, c’est plutôt le blocage ou la fermeture du champ politique, qui entend réserver les décisions aux seuls représentants (les syndicats et les partis). Les gilets jaunes n’ont pas seulement protesté contre une taxe, ils ont aussi appris chemin faisant à proposer une autre forme de démocratie ; il est peut-être temps de reconnaître que les mouvements sociaux apportent des solutions, et pas seulement des problèmes.

François Buton, Directeur de recherche au CNRS, ENS de Lyon et Emmanuelle Reungoat, Maîtresse de conférences en science politique, Université de Montpellier

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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