En Chine, la modernité tardive qui s’affirme dans les années 2010 développe dans sa complexité un capitalisme d’État qui pousse les jeunes dans des mécanismes de compétition généralisée et un autoritarisme qui ne prévoit aucun canal d’expression d’une quelconque contestation contre les effets de cette course au développement. Dans ce régime de modernité hautement compressée (Chang, 2017) qui se caractérise par une multiplication de risques en tout genre (économique, sociaux, psychiques, environnementaux), une partie de la jeunesse se retrouve plongée dans des parcours marquées par des incertitudes . « Individus compressés » (Roulleau-Berger, 2021) dans leurs parcours biographiques, ils développent des dispositions critiques et des aspirations contestataires au cours de socialisations marquées par des pressions liées aux compétitions scolaires puis professionnelles, aux pressions multiples qui pèsent sur eux (familiales, sociétales, introspectives). Ces aspirations engagent ces individus à entamer des carrières morales dont le point de départ s’appuie sur une somme de questionnements à l’égard de l’environnement qui les a vu grandir qui continue d’abimer l’image qu’ils ont d’eux-mêmes. Ne trouvant pas leur place dans cette société, c’est autour d’activités artistiques, culturelles et associatives, dans le cadre cosmopolite de grandes villes chinoises, qu’une partie de cette jeunesse trouve les points d’ancrage qui lui permette d’apporter une première réponse à ses aspirations.
Les mobilisations individuelles et collectives pour rejoindre ou produire des espaces artistiques, culturels et associatifs interviennent comme la suite des carrières morales construites autour de dispositions critiques. C’est au sein de ces espaces et à travers les différentes micro-mobilisations collectives que ces jeunes acteurs culturels construisent leurs figures d’acteurs en négociant avec les sources identifiées de leurs compressions. Des collectifs d’artistes et d’acteurs culturels se forment dans la production de ces espaces qui permettent d’établir des rapports nouveaux avec les ordres, institutions et normes majoritaires et contestés. Dans ce travail de négociation permanent avec le contexte autoritaire et le capitalisme d’état qui caractérisent la Chine continentale, le travail artistique est redéfini, les dispositifs urbains remodelés, le cosmopolitisme réinventé. A travers leurs pratiques, qu’elles soient quotidiennes, sociales ou artistiques, ces jeunes se mobilisent collectivement pour partager des normes d’entraide, d’autogestion, de collaboration et de justice.
Produits dans le cadre cosmopolite des grandes villes chinoises dans les années 2010 (Canton, Shanghai, Wuhan) et dans le contexte de globalisation marquée par l’affirmation d’un capitalisme culturel, ces collectifs en Chine rattachent leurs espaces à un réseau plus large qui les inspire et les affecte, celui de l’Archipel Transcritique en Asie de l’Est. Composés d’espaces, de collectifs et d’acteurs culturels transnationaux et critiques dans les années 2010, cet ensemble se caractérise par des « singularités en
communs » (Martucelli, 2017) construites autour de normes minoritaires partagées, d’identités résistantes et de micro-mobilisations collectives. Ce réseau qui met en dialogue et rassemble des jeunesses porteuses de dispositions critiques à l’égard du caractère autoritaire et post libéral de leurs sociétés est un ensemble dynamique qui organise des mobilités d’acteurs culturels et cosmopolites, des circulations et des échanges d’objets culturels et de savoirs militants. Dans ce contexte, c’est à partir de pratiques collectives artistiques, culturelles et sociales que cette jeunesse parvient à construire stratégiquement ses propres espaces, à donner du sens à ses aspirations, indignations et révoltes.
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